Photo Pierre Gondard

Phoenix, Eric Minh Cuong Castaing

Par Nicolas Garnier

Publié le 24 octobre 2018

Le mot « drone » a récemment connu un succès fulgurant. Après avoir été utilisé en secret dans une multitude de terrains d’opération militaires, cet engin létal téléguidé est apparu publiquement au début des années 2010. Dans le même temps, une série d’objets hi-tech de loisirs émergeaient sous le même nom que l’engin meurtrier. C’est précisément dans cette ambiguïté linguistique, entre deux objets technologiques et deux contextes politiques aux antipodes, que se développe Phoenix, projet chorégraphique d’Eric Minh Cuong Castaing. Sur scène, des drones de loisirs partagent l’espace avec un trio de danseurs, tandis qu’un second espace distant, un studio improvisé quelque part à Gaza, vient rappeler le contexte politique tendu des Territoires palestiniens occupés.

Eric Minh Cuong Castaing est habitué à utiliser des nouvelles technologies sur scène. Dans ses précédentes créations il a notamment orchestré la rencontre entre des enfants et des robots humanoïdes (School of Moon), ou encore le dialogue entre des personnes handicapées moteur et des danseurs par le biais d’un casque de réalité virtuelle (L’âge d’or). Avec sa dernière création Phoenix, le chorégraphe s’est donc penché sur les drones, autrement dit des avions sans pilote téléguidés, une technologie qui implique un tout nouveau rapport entre les corps. Avec les drones se pose la question de la relation que peuvent entretenir deux corps à distance, celui de la personne scrutée depuis les cieux, et celui de l’opérateur enfermé dans un container climatisé à plusieurs centaines ou milliers de kilomètres de là.

Dans la première partie de la pièce, les trois danseurs se déplacent lentement avec une gestuelle déliée et précautionneuse, comme si leur corps était aux aguets et que la prudence était de mise. Rapidement un drone survole les gradins, crispant les spectateurs à son passage, pour venir scruter les corps avec insistance. L’imprévisibilité de ses déplacements, le souffle de ses rotors, comme son bourdonnement ininterrompu créent une forme de tension qui sature l’espace. L’engin finit son inspection et termine son vol en bord de scène. C’est alors au tour des danseurs de devenir pilotes. Ils prennent le contrôle de micro-drones et se lancent dans un ballet effréné ou l’esquive est le maître mot. À présent les interprètes sont comme des joueurs de jeux vidéo grisés par la vitesse de leurs déplacements. Les petits engins volants balaient l’espace au-dessus de la scène à toute allure en produisant une intense vibration de l’air. On assiste à un véritable concert produit par les déplacements chorégraphiés des aéronefs miniatures.

Cependant, cet élan jouissif ne dure pas et la seconde partie du spectacle s’ouvre avec un appel Skype à destination de Gaza. La traductrice échange alors avec Mumen Khalifa, artiste gazaoui pluridisciplinaire et danseur de Dabkeh, qui raconte son quotidien sous la surveillance constante des drones israéliens. Lui aussi s’arrête sur le son des drones, ce chant funèbre qu’il a appris à connaître à force de l’entendre et qui lui permet d’anticiper le comportement des avions sans pilote. À travers ce dispositif simple, la fenêtre Skype apparaît alors comme un détournement du regard de l’opérateur de drone, pour qui les gens qu’il espionne ne sont jamais que des petits amas de pixels traçant des formes de vie sommaires. Ici au contraire, Mumen n’est plus une cible anonyme mais un véritable sujet, un danseur chevronné qui partage avec nous sa passion pour la Dabkeh, une danse palestinienne traditionnelle. Il est rapidement rejoint par deux membres du Myuz GB Crew, un collectif de breakdancer pratiquant le parkour dans la ville de Gaza. La relation entre les deux groupes de danseurs, ceux à Charleroi et ceux à Gaza, se fait à distance par l’intermédiaire de la webcam, dans un langage corporel et sonore qui semble se passer de mots.

L’enjeu central de Phoenix est donc la mise en scène d’un regard à distance médiatisé par la technique. Pour interroger cette situation, le chorégraphe réunit deux contextes à la fois proches et lointains, d’une part des danseurs manipulant des drones de loisir sur scène, de l’autre des artistes gazaouis subissant la menace permanente des drones militaires israéliens. La question est alors de trouver une façon appropriée d’articuler deux situations incommensurables. Comment donner à voir la situation vécue dans la bande de Gaza sans tomber dans la fausse empathie ? Phoenix y répond en invitant le spectateur à imaginer la situation d’après la description orale faite par Mumen Khalifa. Eric Minh Cuong Castaing trouve là une belle manière de respecter la parole de Mumen sans se la réapproprier, mais aussi une façon de laisser au spectateur une certaine latitude. Un choix qui est finalement à l’image de Phoenix, c’est-à-dire un spectacle à la fois ouvert et inclusif qui appelle à rapprocher les frontières sans les brouiller.

Vu à Charleroi Danse. Chorégraphie Eric Minh Cuong Castaing, en complicité avec les danseurs Jeanne Colin, Kevin Fay, Mumen Khalifa, Nans Pierson et le Myuz GB Crew (Meuse Abu Matira, Hamad Abu Hasira, Mohammed Abu Ramadan) Robotique Drone Scott Stevenson. Traduction Tamara Saade. Dramaturgie Marine Relinger. Vidéo Pierre Gufflet. Son Grégoire Simon, Alexandre Bouvier. Lumières Sébastien Lefèvre. Photo © Pierre Gondard.