Photo Arno Declair

Ödipus der Tyran, Romeo Castellucci

Par Ludivine Ledoux

Publié le 24 novembre 2015

Avec Ödipus der Tyrann, Romeo Castellucci met en scène la version d’une version, celle du mythe d’Oedipe traduit par Hölderlin d’après Sophocle. L’entrée en scène amorce le drame d’un ton macabre, sous les gémissements d’un corps qui convulse de douleur, non sans évoquer la folie maladive d’ Hölderlin lorsqu’il interpréta la pièce. Levier de la tragédie, la peste est un être qui frappe. Autour, les religieuses agissent silencieusement, dévouées à escorter le malade dans son passage vers la mort. L’anonymat le réduit à sa chair, c’est dur à vivre, car tout semble dicter que l’issue sera fatale. Projeté d’emblée dans des sentiments troubles, le spectateur contemple le cortège de religieuses qui s’activent, dociles, dans une énergie résignée. Sur les assises stables des gradins, le spectateur est inconfortable. La maladie énonce déjà que les corps seront affectés par l’expérience scénique.

Ödipus der Tyrann est la quête d’un savoir. Celle d’Oedipe d’abord, ce héro tyrannique éblouit par la seule volonté de désigner un coupable, et celui du spectateur, dont le désordre auquel il fait face l’emporte loin de tout éclaircissement. Romeo Castellucci s’adresse à l’homme primitif. Pour cela, il crée des stratégies esthétiques éprouvantes pour les sens, que ce soit la beauté contemplative des décors ou la violence sonore qui impose de se protéger les oreilles. Il déclenche en nous une réaction primaire et originelle : celle d’un corps qui réagit à son environnement. Ces réactions émotionnelles sont là pour nous rappeler que l’intuition est notre plus fiable intelligence, en ce qu’elle est une forme de réponse innée devant l’évolution d’un milieu.

Lorsque l’on est confus devant des textes qui se déclament en Allemand, avec un sous titrage français qui n’est pas plus éclairant, peut être ne faut-il pas tenter de trouver une explication. Le mutisme des religieuses au commencement de la pièce était bien plus éloquent. L’approche de Romeo Castellucci requiert une intuition intellectuelle productrice de sens qui nous fait transiter entre l’expérience et l’entendement. Il montre ainsi sa considération pour chaque interprétation et les encourage en offrant un cadre fictionnel dense et non-autoritaire qui donne la possibilité de faire des choix. Cet espace émotionnel qu’il crée est une conscience lucide qu’une œuvre doit échapper et que son immensité tient dans chacun des regards qui sont autant de potentielles relectures.

Il faut apprendre de la tragédie d’Oedipe, mais au delà de la moralité. La particularité de cette pièce est de continuer à grandir hors du cadre scénique. Et lorsque l’on sort de cet état de confusion, les informations s’assimilent et résonnent dans notre esprit jusqu’à paraitre avec clarté. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aucun sens ne s’impose et qu’il nous appartient de le construire. Romeo Castellucci évoque le possible dans chaque chose, et leur donne une chance d’exister au delà de ce qu’elles sont. S’adressant aux émotions, il fait naitre autant de relectures qu’il y a d’individualités. Ödipus der Tyrann tend à produire ce chaos qui préexiste à l’ordre, une évocation de la dimension divine qui nous place durant la temporalité théâtrale, dans la position de créateur.

Vu au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Mise en scène, scénographie, costumes de Romeo Castellucci. Musique Scott Gibbons. Lumière Erich Schneider. Photo Arno Declair.