Photo Simon Gosselin

Nobody, Cyril Teste / Collectif MxM

Par Nicolas Garnier

Publié le 10 novembre 2015

Cyril Teste et le collectif MxM, qu’il a initié en 2000 avec Julien Boizard et Nihil Bordures, continuent leurs expériences transversales à la croisée du théâtre et du cinéma. Dans Nobody, l’open space virginal d’un cabinet de consulting devient un vivarium asphyxiant où l’on assiste à la lente agonie de Jean Personne et de ses collègues. Le metteur en scène s’appuie sur des écrits du dramaturge allemand Falk Richter, pour rendre tangible la violence latente des espaces de travail contemporains. Suivant sans relâche le va-et-vient du personnel, des cadreurs traquent l’énorme tension qui gronde dans cet espace déshumanisé. Ils serrent ainsi au plus près l’angoisse qui s’insinue jusque dans le rictus des employés. Dans leur « performance filmique », Cyril Teste et le collectif MxM allient donc la rigueur formelle à la dimension politique du propos, pour critiquer sans détour les dérives aliénantes du néolibéralisme actuel.

Jean Personne, le narrateur, est cadre chez Outsource, une société de conseil pour entreprises comme il en existe tant aujourd’hui. On s’y entraîne à impressionner les clients par une savante bouillie de stratégie économique, de pseudo-psychologie et de rhétorique, le tout couvert d’un vernis marketing clinquant. La devise du consultant, ICA, pour Intelligence Charisme et Autorité, est martelée aux employés quotidiennement, tant et si bien que ces leitmotivs envahissent tous les recoins de leur existence. L’ambiance entre collègues, sous couvert d’une camaraderie de façade, est délétère. Dans une indistinction galopante, les cloisons sautent, et chacun est appelé à se comporter avec tous comme il le ferait avec le premier client venu. C’est une vraie lutte rentrée généralisée. D’apparence jeune, Jean semble pourtant déjà usé. À travers sa voix-off, on découvre le fonctionnement de l’entreprise, en même tant que ses états d’âmes.

Après un court incipit parlé, un générique défile sur le grand écran qui surplombe la scène pour présenter le parti pris des auteurs. À contre-courant des pratiques multimédia transgressives qui abondent dans le spectacle vivant, ces derniers cherchent à délimiter un cadre restreint qui serait celui de la performance filmique. À la manière du manifeste parodiant les dix commandements des réalisateurs de Dogme95, Lars Von Trier et Thomas Vitenberg, ils édictent des règles encadrant leurs expérimentations : de la proportion maximale autorisée d’éléments préenregistrés à la contrainte d’identité entre le temps de la pièce et celui du film. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la performance filmique se réfère explicitement au mouvement danois, ses enjeux sont analogues en ce qu’elle tend à limiter la proéminence de l’effet pour valoriser le jeu des acteurs et l’effet de réel produit par la proximité avec l’action. Mais là où les danois prônaient un retour volontaire à des moyens de production limités, valorisant la caméra portée sur le lieu de l’action par exemple, la pièce du collectif M&M profite au contraire d’un décors savamment construit ainsi que d’un outillage technologique sophistiqué pour permettre l’enregistrement sans fil et le montage en temps réel.

L’objectif reste néanmoins de produire un effet quasi-documentaire de captation sur le vif. Le plan-séquence trouve ici sa pleine expression. Contrairement à ces films qui recréent un pseudo-plan unique à partir de multiples séquences habilement fondues ensemble, il est ici question d’une captation unique, non pas tant par l’unité du cadre, mais par celle du temps. En dépit des changements de points de vue, le flux n’est jamais interrompu. Malgré un certain renversement de la notion de plan-séquence, Nobody reste fidèle à André Bazin lorsque celui-ci affirmait la supériorité du plan continu car il permettait de lier ensemble des éléments coprésents, et favorisait ainsi l’unité de l’action sur la fragmentation artificielle de la mise en scène. Malgré une mise en situation des corps et une mise en scène des actions, dans la performance filmique le temps n’est pas remonté, il n’est pas « sculpté » comme le montage le permet au cinéma. En résulte une intrigante continuité faite d’ellipses et de flashbacks. L’architecture des décors est d’ailleurs pensée pour permettre diverses césures spatiales. L’arrière de la scène, invisible aux spectateurs, dissimule l’espace intime de Jean Personne, où sa petite amie se languit de lui. Par un habile contrôle du cadre les transitions entre espaces se font imperceptibles. Plus généralement, aucun élément extradiégétique, pourtant visible directement par le spectateur, n’apparaît à l’écran, ce qui participe du caractère véridique de l’image projetée.

L’esthétique aseptisée du film fait écho à la volonté de l’entreprise de contrôler son image. Tant l’éclairage zénithal blanc que les plans à la taille, toujours à hauteur d’homme, égaux et stabilisés, tout concourt à donner une image idéalement léchée de l’environnement de travail. À la manière d’un document « corporate », le film présente la société sous ses plus beaux atours, ne laissant aucune place aux dangers de l’imprévu. Quelques interviews des chefs de service ponctuent de notes positives cette plongée contrôlée. Ne serait-ce la voix-off grinçante qui introduit partout le germe du doute, on pourrait croire que l’ambiance est bonne chez Outsource. Pourtant il n’en est rien, et ce n’est pas un hasard si l’espace central de la scène est un bloc aménagé pour accueillir des entretiens individuels, à mi-chemin entre la consultation psychologique et l’autoévaluation des performances, sauce Toyota. Les collègues de Jean Personne y défilent et livrent successivement leurs pensées, parfois troublantes de sincérité, d’autres fois grossièrement formatées. Tous ces entretiens trahissent un malaise grandissant qui finira par éclater et se déverser partout.

L’édifice fragilement composé s’émiette à mesure que les employés cessent d’y croire. Et avec la croyance de ces derniers disparaît également la perfection sèche des plans. Les scènes de crises psychologiques permettent une plus grande variété formelle. De plus en plus d’effets apparaissent à l’écran, que ce soit le flou de mise au point ou le cadre de la caméra qui tangue, produisant un malaise nauséeux. La médiation du film trouve ici tout son intérêt, par l’usage d’effets de cinéma somme toute classiques la faillite morale des personnages est rendue palpable. La pièce se clôt sur une dérive cauchemardesque où un employé radié est grimé en animal et pris en chasse, tandis que le reste de l’effectif noie sa lassitude dans une boîte de nuit anxiogène baignée d’une lumière rouge sang. Le tableau ainsi dressé se révèle finalement anthracite.

À l’image de l’univers qu’elle dépeint, la performances filmique de Cyril Teste et du collectif MxM est parfaitement maîtrisée. À tel point même qu’on en vient presque à regretter les errements propre au spectacle vivant. Deux maigres fois seulement les acteurs fourchent sur des mots, et ces erreurs apparaissent comme des respirations salutaires dans une expérience menée de main de maître d’un bout à l’autre. Alliant subtilement le drame à des passages plus légers, Nobody offre une vision glaçante du monde que peut produire au quotidien l’économie de marché, prônant la compétition outrancière et généralisée comme modèle de (sur)vie.

Vu au Monfort Théâtre. D’après les textes de Falk Richter. Mise en scène  Cyril Teste. Scénographie Cyril Teste et Julien Boizard. Lumière Julien Boizard. Musique Nihil Bordures. Montage en direct Mehdi Toutain-Lopez. Avec le collectif d’acteurs La Carte Blanche. Photo Simon Gosselin.