Photo Multiverse

Multiverse, Garry Stewart / Australian Dance Theatre

Par Nicolas Garnier

Publié le 8 juin 2015

Dans sa nouvelle création Multiverse, le chorégraphe australien Gary Stewart, directeur de l’Australian Dance Theatre, s’attaque à une théorie et à une technologie toutes fraîches. Dans un désir d’unification qui n’est pas sans rappeler le moteur même de la théorie en question, il propose de mêler imagerie de synthèse en relief et théorie des cordes, face aux corps de trois danseurs, résultant en une petite heure de voyage psycho-scientifique intense.

Flottant au-dessus de la scène vide, une forme annulaire aux couleurs changeantes semble s’avancer lentement vers le spectateur dans une parade vibratoire hypnotique. L’effet de relief fonctionne parfaitement et confère une troublante proximité à cet objet abstrait. Quand un premier danseur investit l’espace, il cohabite relativement bien avec l’étrange masse virtuelle. Les chorégraphies des deux partenaires sont soigneusement mesurées pour éviter toute superposition. C’est là un enjeu majeur de la pièce : évoquer la possibilité d’une cohabitation entre des corps humains et des objets doublement exotiques. Exotiques par leur échelle d’abord, par leur qualité d’hypothèses ensuite.

Relevant de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, les phénomènes décrits dans Multiverse prennent taille humaine, comme dans une version fondamentale du Voyage Fantastique d’Asimov, à la différence qu’il ne s’agit pas ici d’explorer le seul intérieur humain, mais les deux infinis qui le comprennent et le composent. À travers la mise en scène de Gary Stewart, notre coprésence avec ces phénomènes devient manifeste. Le trio de danseurs est amené à manipuler et à interagir avec les formes qui les entourent. L’interaction ne se fait d’ailleurs pas en temps réel et repose plus sur la synchronisation des gestes. Ce qu’on perd en réalisme, on le gagne en puissance évocatrice. Se retrouvant de plein pied dans la fiction théâtrale, on évite par là l’écueil d’un certain art interactif, reposant trop sur la fascination du feedback. Il devient alors facile d’accepter les quelques flottements dans le rapport des corps et des formes. Les trois danseurs, de même stature, androgynes et indifférenciés, entre aussi bien en résonance entre eux, mélangeant leurs membres dans des mutations éphémères très réussie où les entrelacs de bras rappellent les motifs géométriques pulsants de la projection, qu’ils entre en résonance avec leur environnement virtuel. Le microcosme de Stewart donne l’image d’un monde complexe, composé non seulement d’une partie réelle et tangible, mais également d’une portion virtuelle et théorique non négligeable.

Les objets qui nous sont donnés à voir sont en effet pour l’heure seulement théoriques. L’imagerie de synthèse, assistée par le dispositif de relief mis au point pour l’occasion, se révèle alors le médium idéal pour donner corps à ces entités profondément virtuelles. L’exemple le plus frappant est celui d’une « hyperforme » irréductible à nos dimensions spatiales habituelles, ne possédant aucune matérialité, qui se referme sur elle-même en une mosaïque régulière. L’aspect des images lorgne du côté des visualisations scientifiques usuelles qui privilégient la lisibilité au réalisme, tout en valorisant dans celles-ci une dimension esthétique latente. Les visuels scientifiques prennent une tournure quasi-psychédélique sans perdre la référence à des phénomènes physiques possibles. La tension entre image de travail et expérience visuelle spectaculaire, digne par moment des envolées métaphysiques abstraites d’un 2001, l’odyssée de l’espace, pose question quant à la réception de ces formes. Quel effet peuvent-elles avoir sur un spectateur néophyte ? Il ne peut être question de compréhension, mais seulement d’habituation, comme on se familiarise progressivement à de nouvelles formalisations avant d’aller plus loin. Voir ces phénomènes, une de leur représentation du moins, amène une certaine proximité, première étape nécessaire vers toute autre tentative d’appréhension.

La volonté du chorégraphe australien pèche cependant par excès de générosité. S’il est facile d’accepter, par une suspension consentie de l’incrédulité, les flottements dans la relation entre les corps humains et les motifs géométriques complexes, il devient parfois ardu d’apprécier leur cohabitation, tant chaque élément, isolé, propose déjà un spectacle accaparant. On se surprend ainsi à traîner successivement sur les danseurs puis sur la projection, sans toujours lier les deux. Au-delà de l’argument technologique, la volonté unificatrice de Stewart donne lieu à un spectacle en tension, à cheval entre le trip perceptif, aidé par une bande sonore électronique extrêmement lourde, et la démonstration scientifique, proposant un statut ambigu qui pose question.

Vu au Théâtre National de Chaillot. Conception, mise en scène et chorégraphie Garry Stewart. Conception scénique 3D, design et programmation Kim Vincs, Daniel Skovli, John McCormick, Simeon Taylor, Peter Divers, Motion.Lab and Deakin University. Photo de Chris Herzfeld.