Photo Paula Court copy

(M)imosa / Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church (M)

Par Céline Gauthier

Publié le 15 avril 2016

(M)imosa est l’aboutissement du travail collectif des chorégraphes et interprètes Trajal Harrell, Marlene Monteiro Freitas, François Chaignaud et Cecilia Bengolea. Phénomène international depuis sa création en 2011, la pièce s’inscrit dans la série de Trajal Harrell Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church déclinée en 5 formats (de XS à XL). Ici, la taille M, pour (M)imosa, une pièce à plumes et à paillettes sur l’univers du voguing et de la transgression, où la danse et les interprètes ne cessent de se métamorphoser pour mieux nous éblouir.

Une danseuse (Marlene Monteiro Freitas) surgit des gradins, torse nu. Elle amorce une danse suggestive, inspirée du voguing américain : tel un mannequin désarticulé, son bassin chavire avec violence et ses épaules se délient : une liane souple qui sautille, retrousse ses lèvres et découvre des gencives écarlates. Une scène de transe où l’interprète semble possédée par la musique, une mélodie pop mêlée à une cacophonie de trompettes et de sirènes. Son maquillage dégouline sur son front et ses joues trempés de sueur, elle frôle du doigt ses mamelons et s’essuie sur son pantalon, empoigne ses cheveux et arrache une à une ses fausses mèches. Finalement, elle nous salue au micro puis s’assoit en bordure de scène, sur un tabouret de bar.

Tous les personnages à sa suite cultiveront l’ambigüité des genres et de corps : ils se réapproprient avec humour et brio les standards de la pop culture, les détournent pour élaborer des figures complexes qui sur le plateau se côtoient, parfois s’ignorent, mais souvent se taquinent, s’observent ou s’admirent. Une cantatrice maquillée à outrance (François Chaignaud) descend l’escalier à pas comptés, nous salue d’un « Fuck the Queen » et peu à peu dévoile son buste glabre, orné de prothèses mammaires. Elle nous raconte son parcours de drag queen, sa métamorphose sur scène et ses multiples prénoms : un récit personnel qui frôle également la dérision lorsqu’elle fait le récit des folles nuits « de Limoges ». L’immense galerie d’accoutrements arborée par les interprètes donne à chacun d’entre eux l’occasion de composer l’espace de quelques minutes l’esquisse de figures hybrides et labiles, et toute la pièce joue de l’accumulation des portraits de ces quatre personnages. Le plateau souvent est partagé par deux séries d’enceintes qui diffusent chacune une musique différentes : les interprètes, l’un près de l’autre, évoluent selon des rythmes différents tandis que Trajal Harrell au centre du plateau esquisse quelques pas élégants de ce qu’il nomme « la danse de Zagreb ».

Trajal Harrell incarne sur scène son propre rôle, chorégraphe omniscient, toujours présent en bordure de scène, il parcourt le plateau, ramasse les costumes égarés, surveille les interprète et fait signe à la régie. Il semble orchestrer l’apparent chaos et narre au micro des fragments de sa vie : une autofiction solennelle qui contraste avec l’aisance et l’agilité des autres interprètes. Il chante pour nous en souvenir et empoigne le micro comme s’il lui devait l’équilibre. Car malgré l’énergie qui s’en dégage, la pièce s’établit comme un lieu de recherche sur les limites du corps et les formes de l’entrave : le maquillage, les accessoires qui masquent les corps tout autant qu’ils les dévoilent contraignent les interprètes à des prouesses pour toujours faire renaitre le mouvement. Marlene Monteiro Freitas parvient à mimer parfaitement de ses mains gantées les gestes d’un pianiste, elle retrouve dans ses poignets le sursaut moelleux du musicien, alors même qu’elle enserre de ses lèvres un œuf qui se vide peu à peu sur son torse et se mêle à sa salive abondante : un geste sublime destiné à être immédiatement désamorcé. Ici le décoratif, l’accessoire n’est jamais superflu précisément parce qu’il participe de l’ambigüité des corps, parce qu’il morcelle la silhouettes et joue des effets de trompe l’œil, lorsqu’une barbe est dessinée d’un trait de khôl, que les talons vertigineux s’affaissent sous le poids des danseurs et que le maquillage coule et tâche les vêtements. Une contorsionniste (Cecilia Bengolea) aux courbes féminines enveloppée d’une combinaison couleur chair sous laquelle on distingue trois excroissances, deux seins et un pénis, défie le public de son androgynie assumée.

(M)imosa cherche à se réapproprier les codes du folklore queer, et Chaignaud, vêtu d’un caraco de fourrure et d’un simple string, mâche avec provocation un chewing-gum tandis qu’il nous présente un extrait d’un ballet classique, composé de sauts prodigieux portés par sa puissante musculature et de postures souples et complexes, inspirées de la statuaire grecque : un Discobole queer juché sur des escarpins vernis. Il retourne se changer dans le public, se barbouille de maquillage sous le regard médusé des spectateurs, à qui il demande d’apporter ses accessoires, disposés entre nos fauteuils : le spectacle est aussi dans la salle. Les interprètes ne se départissent jamais de leur humour, et les jeux de mots fusent lorsque l’une d’eux revient sur scène entièrement vêtue de violet, et affirme que cette teinte serait celle du mimosa, la synthèse du bleu et du rouge, mais aussi du rose, du paradis et de l’enfer… Pour emporter notre adhésion elle nous fait chanter puis la scène brusquement s’éteint. Sous les néons à ultraviolets qui s’allument alors, leurs vêtements et maquillages deviennent phosphorescents et nous sommes plongés dans l’atmosphère noctambule underground, un twerk ébouriffant immédiatement suivi d’une performance vocale de Monteiro Freitas en drag king, qui incarne à la perfection l’ethos et la gestuelle du chanteur Prince, jouant de la notoriété et de l’ambigüité de genre du modèle qu’elle imite. Les spectateurs souvent applaudissent les exploits des danseurs, comme s’ils partageaient eux aussi cet état de confusion.

La pièce est régulièrement entrecoupée de portraits chantés, où la qualité des interprètes affleure derrière les personnages qu’ils incarnent : ils excellent tout autant comme danseurs que comédiens, chanteurs d’opéra ou de slam d’une voix forte et assurée qui couvre le son des enceintes même lorsqu’elle s’éraille : l’ultime effort fourni lors du dernier solo par Cécilia Bengolea, à la gorge fatiguée qui revisite avec délice Wuthering Heights de Kate Bush, suscite le fou rire des danseurs qui très vite se communique à toute la salle. (M)imosa est portée par des interprètes virtuoses qui se succèdent à un rythme haletant et laissent finalement le plateau comme un champ de bataille déserté, parsemé de morceaux de costumes et de traces de maquillage. Une pièce transgressive qui rebat les cartes de la création chorégraphique contemporaine.

Vu au Centre National de la Danse à Pantin, dans le cadre de dance2016. Conception et interprétation Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell. Lumières Yannick Fouassier. Photos Paula Court.