Photo Dashuber

The Dark Ages, Milo Rau / Bavarian State Theatre / IIPM

Par Nicolas Garnier

Publié le 10 février 2016

The dark ages constitue avec The Civil wars et Empire la « trilogie de l’Europe » de Milo Rau. Dans ce second opus, le metteur en scène helvète poursuit son exploration de l’histoire européenne. Il est cette fois question des grandes idéologies qui ont façonné le XXe siècle et des mouvements migratoires qui ont suivis. Comme à son habitude, Milo Rau explore l’histoire générale par le biais d’expériences singulières. Cinq acteurs professionnels originaires des quatre coins de l’Europe sont ainsi invités à remonter la piste de leurs souvenirs et à témoigner devant le public. À travers leurs témoignages croisés s’ébauche une contre-histoire politique des grands régimes d’Europe centrale. Le tout accompagné par des compositions originales de Laibach, groupe slovène de musique industrielle fleuron de l’avant-garde des années 80.

La mise en scène très simple n’en reste pas moins subtile. Il en ressort une impression de sobriété, d’élégance et, pour tout dire, de décence. Une grande structure biface dont les deux côtés ne peuvent pas être vus simultanément occupe toute la scène. D’un côté, celui qui accueille le public à son arrivée, un grand balcon surplombant à la maçonnerie impeccable, ornée d’une couronne de fleurs disproportionnée, rappelant les tribunes des grands régimes dictatoriaux, de l’autre, un bureau, avec dossiers, classeurs, tableaux et archives. L’envers du décors, d’abord dissimulé, est rapidement révélé quand les acteurs font pivoter sur elle-même l’imposante façade de briques. L’espace qui apparaît alors est inspiré des locaux d’une ONG fondée par l’un des acteurs, Sudbin Music, après la guerre de Bosnie-Herzégovine. C’est dans ce lieu d’investigation et de déconstruction du discours officiel que les protagonistes vont dérouler le fil de leur histoire intime, pour la faire résonner avec celle, politique, de leurs pays. Milo Rau prend le parti de doubler le décors d’une projection noir et blanc des visages en gros plan. Ceux-ci restent stoïques, il s’agit de délivrer son témoignage le plus factuellement possible, de manière presque austère, comme le ferait un témoin devant une cour de justice.

Cette insistance pour l’espace pénal parcoure le travail de Milo Rau. Dans une conférence intitulée « Représentation, Reprise, Présentation », le metteur en scène polymathe, également journaliste et sociologue de formation, détaille les différentes modalités selon lesquelles il convoque la forme du procès. Sa classification est d’ordre chronologique. La représentation consiste à mettre en scène une dispute ayant déjà eu lieu, comme avec Les derniers jours de Ceaucescu ou Hate Radio. Cette forme est assez proche du reenactment en cela qu’il demande aux survivants de participer à la reconstitution d’une station de radio rwandaise pendant le génocide. La reprise, quant à elle, est de l’ordre de l’actuel, au double sens de contemporain et de non-joué. Pour Les procès de Moscou, Milo Rau a ainsi convoqué un tribunal fictif pour disputer de récentes censures religieuses exercées contre des créations artistiques, contre le groupe des Pussy Riots, et contre les expositions Caution ! Religion et Forbidden Art. En résulte un film polémique qui a valu à l’auteur une interdiction de séjour en Russie. Enfin, la présentation suit une démarche prospective, anticipant sur des grands procès qui devront bien, un jour ou l’autre, éclater. Mélange d’anticipation et d’utopie politique, Le tribunal sur le Congo échafaude le procès des grandes entreprises exploitant la région de Bukavu.

À travers cette récurrence de la forme judiciaire et documentaire dans son œuvre, Milo Rau semble participer d’un mouvement de fond qui anime un certain pan de la création contemporaine, dans le domaine des arts vivants comme dans celui des arts plastiques au sens large. Pour le dire sans ambages, ce mouvement opère un retour vers le réel. Les termes florissants de « théâtre documentaire », « théâtre du réel » ou « nouveau réalisme » témoignent bien de ce regain d’intérêt. Cependant, le « nouveau réalisme » dont il est ici question n’a a priori pas ou peu de rapport avec le mouvement du même nom, baptisé par Pierre Restany en 1960. La nouvelle rencontre qui s’organise aujourd’hui entre l’art et son dehors se fait cette fois sous les auspices du tribunal. La forme du procès traverse bon nombre de recherches actuelles, et avec elle une tripotée de procédures connexes comme l’investigation, l’enquête, l’entretien ou encore le témoignage.

Le cas d’Eyal Weizman est typique, même s’il dépasse en quelque sorte le paradigme testimonial. Cet architecte de formation est l’initiateur de l’institut Forensic Architecture à l’université Goldsmiths de Londres. Celui-ci a pour vocation de mener des enquêtes pluridisciplinaires sur des litiges politiques contemporains ou récents. Weizman situe sa démarche dans ce qu’il appelle les pratiques forensiques, « Du latin forensis, ce qui est relatif au forum. Mise en œuvre de moyens scientifiques et technologiques pour enquêter et établir les faits devant les tribunaux. » (Eyal Weizman, Notes sur les pratiques forensiques). Le terme désigne, autant qu’une méthode rigoureuse appliquée à des images ou des objets, un destinataire : l’espace public comme lieu de débat, dont le tribunal est un exemple de choix. En élargissant cette notion, on pourrait dire qu’elle recouvre en art une variété d’approches qui ont comme point commun une dimension réaliste et judiciaire, ayant trait au droit et à la plaidoirie, avec l’idée de faire des images un lieu ouvert à la polémique commune, pouvant intervenir dans des domaines qui excèdent son pré carré habituel.

Dans le domaine des arts vivants, Milo Rau, au même titre que Rimini Protokoll, semble développer un projet analogue – bien que la forme théâtrale favorise encore le témoignage oral quand Weizman et ses collègues opèrent un retour à l’objet comme vecteur de discours. Le metteur en scène suisse a d’ailleurs fondé une maison de production pluridisciplinaire qui n’est pas sans faire écho à l’institut de Goldsmiths, l’International Institut of Political Murder (IIPM), qui se veut un creuset pour toutes les formes de discours contestant le pouvoir étatique et ses crimes. Tout en ne renonçant pas à la forme théâtrale et à son héritage formel – Milo Rau se revendique de grandes figures canoniques telles que Tchekhov ou Shakespeare –, l’auteur ouvre une brèche vers l’activisme politique, renouant avec une tradition peut-être passée de mode ces dernières décennies. Son exemple témoigne d’une attitude générale aujourd’hui, un intérêt renouvelé pour les questionnements politiques et une implication grandissante dans la vie de la cité.

The dark ages constitue une expérience déroutante de théâtre documentaire à la forme soignée. Radical par son rythme lent et sa monotonie, le spectacle est d’une austère élégance. Tout y est mesuré, peu tape à l’œil mais admirablement juste, à commencer par l’introduction, avec sa chorégraphie muette de corps et de lumières, en transitions et en douceur. La mise en scène sobre verse dans le personnel sans toutefois sombrer dans le privé, et c’est sa grande réussite que de proposer une « psychanalyse politique » toute en retenue qui assume le pathos sans s’y noyer.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Conception, texte et mise en scène Milo Rau. Textes et performance Sanja Mitrović, Sudbin Musić, Vedrana Seksan, Valery Tscheplanowa, Manfred Zapatka. Dramaturgie Stefan Bläske, Sebastian Huber. Scénographie et costumes Anton Lukas. Photo Dashuber.