Photo Cie Maguy Marin Ha Ha © DR

Maguy Marin, Ha ! Ha !

Par Céline Gauthier

Publié le 16 avril 2018

La chorégraphe Maguy Marin et ses interprètes fétiches livrent avec Ha ! Ha ! une monumentale chorégraphie pour lèvres et cordes vocales. À la manière d’un orchestre de chambre, vêtus d’un costume trois pièces pour les hommes, de robes longues pour les femmes, les membres du septuor ont solennellement pris place derrière leur pupitre, sur lequel trône une partition. Si le rire est le propre de l’homme il est aussi ce qui révèle ses penchants les plus sales et les convives transmuent avec une virtuosité manifeste le ricanement le plus ténu en une symphonie douce-amère qui exhibe la vacuité de tout dialogue.

Dans un silence épais, seulement troué par le battement régulier d’un métronome, le souffle s’accélère, les narines se dilatent, la commissure des lèvres frémit, puis le premier rire éclate. Clair et sonore, il est bientôt contagieux : il suffira d’un gloussement étranglé dans un ronflement de nez pour que le public irrésistiblement commence à se gausser. Pourtant rien ne semble pouvoir distraire les interprètes qui consciencieusement se raclent la gorge et toussotent avant de tourner d’un même mouvement la page de leur partition : architecture minutieuse de rythmes et de rires, de souffles et de soupirs qu’ils suivent avec attention, les yeux rivés sur leur pupitre.  Les éclats de voix tressent une mécanique implacable et dans un élan collectif les poumons se gonflent, les gorges se tendent pour que résonne d’une même note un rire à l’unisson. Les sept interprètes dévoilent en canon toute la gamme des timbres de voix, d’un duo de rires cristallins au rictus guttural et caverneux. L’expressivité des visages et des bustes témoigne de l’intensité de la performance à laquelle ils se livrent pendant plus d’une heure : les yeux se plissent et les épaules secouées d’un rire tonitruant rejettent la gorge vers l’arrière ; parfois la tête pique en avant et leurs visages s’empourprent.

Sur le plateau vide de tout décor, on les imagine pourtant attablés lors d’un dîner mondain, partageant rires de connivence ou de gêne : entre deux ricanements ils tentent d’articuler histoires drôles et blagues graveleuses auxquelles ils s’esclaffent, quelques phrases répétées à l’infini d’une voix hachée par d’intenses convulsions, interrompues d’un long ricanement. Le suspens ainsi s’entretient et la chute du récit se noie dans une crise d’hilarité collective. Cependant l’empathie progressivement se teinte de gêne, un malaise presque palpable à mesure qu’ils énumèrent railleries et lieux communs : avec malice Maguy Marin met en scène des personnages emmurés dans un confortable huis clos qui semble tourner à vide. Le rire sardonique lancé en chœur par les quatre femmes en serait le refrain un peu aigre, entonné jusqu’à l’écœurement. Seul trouble-fête, le tonnerre d’un coup de canon qui régulièrement ébranle la salle sans que la menace qu’il représente ne semble véritablement inquiéter les personnages : l’atmosphère peu à peu devient orageuse et oppressante, jusqu’à ce que, tel un implacable couperet, leurs chaises brusquement se disloquent avec fracas et qu’un à un ils s’écroulent au sol dans un amas de corps secoués de spasmes.

Vu à la Fondation Cartier dans le cadre des Soirées Nomades. Conception Maguy Marin. Avec Ulises Alvarez, Laure Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco et Marcelo Sepulveda. Lumières Alexandre Béneteaud. Photo © DR.