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Ligne de crête, Maguy Marin

Par François Maurisse

Publié le 4 octobre 2018

On ne présente plus Maguy Marin, tant ses engagements aussi artistiques que politiques ont façonné une oeuvre radicale qui questionne les esthétiques et les temps dans lesquelles elles s’inscrivent. Sans compromis, à l’image de May B (1981), Umwelt (2004) ou BiT (2014), son travail dépeint un monde en prise avec le politique, les rapports de pouvoir, use parfois d’un humour grinçant, frise avec le grotesque sans jamais toutefois succomber à l’outrance. Suivant de près sa précédente création coup de poing DEUX-MILLE-DIX-SEPT – dans laquelle elle revenait déjà sur les sombres méandres de nos systèmes libéraux capitalistes – son nouvel opus Ligne de Crête, tout aussi tranchant mais plus limpide se déploie en un seul et unique geste, une tâche répétée inlassablement selon un procédé basique d’accumulation.

L’espace est en perpétuel mouvement. La musique répétitive de Charlie Aubry rappelle le vacarme désincarné des machines-outils ou des imprimantes de bureau, le balayage incessant d’une installation lumière en avant scène imite les froids allers-retours des lampes d’une photocopieuse géante. Les six corps, maquillés, perruqués, affublés de prothèses qui accentuent les lignes des sourcils et des nez, sont lancés dans une course inlassable, sur une rythmique implacable, dans laquelle les marches sont décidées et mécaniques, tendant de puissantes lignes dynamiques.

Le vocabulaire gestuel convoque un certain nombre de références dans les pièces plus anciennes de la chorégraphe. Le caractère perpétuel, tendu et rythmé des déplacements semble se déployer en écho à la farandole endiablée de BiT, tandis que les secs pivots des talons, seuls éléments proprement dansés du spectacle qui agissent comme des grains de sable venant de temps à autre enrayer la machine, rappellent les figures beckettiennes, essoufflées et erratiques de la légendaire May B. Dans cette dernière, l’espace était vaste, vide, presque onirique, alors qu’ici, tout comme dans Umwelt, il est plein, dense, accidenté, ponctué d’apparitions fugaces de corps affairés à une tâche sisyphéenne, dont seuls les personnages semblent détenir les véritables motivations.

La dramaturgie est donc fondée sur un simple procédé d’accumulation qui consiste à remplir physiquement un espace (n’est-ce pas justement un des premiers enjeux de la danse ?) à l’aide d’objets divers. Au départ, la scénographie ressemble à l’open space d’une entreprise de service, avec ses parois de verre, ses tables standardisés et ses chaises inconfortables. Peu à peu les personnages charrient des objets encore communs à cette atmosphère, des téléphones, des cadres photos, de petites plantes atrophiées, puis des snacks, des cartons de compotes, du sodas, des rouleaux de papier toilette, des vêtements, des produits ménagers, des packs de lessive et des jouets jusqu’à composer un imposant bazar coloré, comme un cinglant paysage post-moderne dans lequel les corps sont de plus en plus soumis à la contrainte.

De temps en temps, certains objets revêtent un statut particulier, comme une ponctuation spatiale, un souffle. Un immense portrait de Karl Marx est placé face public, au centre de la composition. Plus tard, c’est Sigmund Freud qui se voit posé entre les fleurs en plastique et les rouleaux d’essuie-tout, puis les étudiants de la Place Tian’ anmen. Ces figures, qu’elles soient celles de l’érudition ou de la révolte, observent pantoises l’environnement les envahir. Les personnages sur le plateau ne font pas grand cas de ces figures, laissant croire qu’elles sont oubliées, vissées au mur plutôt par tradition que par véritable intérêt.

Qu’ont encore ces figures à nous enseigner, maintenant qu’elles sont muettes, usées, émoussées, comme des images si reprographiées qu’elles en deviennent illisibles, dépouillées de leurs fougues originelles ? Quels sont nos désirs ? Où sont les corps ? Quelle marge de révolte ? Quels espaces de liberté ? Réduits au piétinement, nous sommes soumis à une rythmique impitoyable, qui nous pousse à reproduire le geste absurde de la consommation. « Votre vie n’a jamais été aussi bien remplie » affiche un sac Monoprix boursoufflé en avant-scène.

Vu au Théâtre de la Ville à Paris. Conception et chorégraphie Maguy Marin, en étroite collaboration avec Ulises Alvarez, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco et Marcelo Sepulveda. Lumières Alexandre Béneteaud. Photo © Compagnie Maguy Marin.