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Jusque dans vos bras, Les Chiens de Navarre

Par Nicolas Garnier

Publié le 10 novembre 2017

Le spectacle vivant est un catalyseur des débats qui crispent la société. S’il en est un qui concentre l’attention médiatique depuis plusieurs années et soulève bien des questions qui semblent insolubles aux esprits tristes, c’est celui sur l’identité nationale. Rien d’étonnant donc à voir des artistes s’emparer de ce sujet, comme ce fut le cas avec le dernier film de Bruno Dumont, Jeannette, relecture personnelle et débridée de la légende de Jeanne d’Arc, héroïne nationale par excellence. Confinant au sacrilège, le film de Dumont consiste à se réapproprier une figure captée par la pensée réactionnaire pour lui insuffler un nouveau vent d’énergie et de sauvagerie juvénile. Dans un même élan, la furieuse troupe des Chiens de Navarre, qui a subi un grand lifting de son casting, s’en prend avec Jusque dans vos bras au panthéon du roman national.

Accueillie dans le magnifique cadre décrépi du théâtre des Bouffes du Nord, la scénographie est à la fois simple, immersive et évocatrice. Là où le plateau était recouvert de sable pour leur précédent opus, Les armoires normandes, il est cette fois couvert d’un gazon tendre. Seul élément saillant de la scénographie à l’arrivée du public, un lampadaire se dresse en fond de scène et répand sa lumière blafarde sur l’espace. Cette tension entre une grande économie de moyens, une mise en scène qui assume sa facticité et une parfaite exécution dans le rythme des saynètes se retrouve tout au long de la représentation.

Comme pour tous les spectacles de la troupe, c’est l’écriture de plateau qui prévaut. Pour la meute, l’improvisation est autant une méthode de travail qu’un parti pris esthétique. C’est ainsi que la forme peut garder toute son énergie et surtout cette maladresse hilarante si caractéristique. Comme l’explique Jean-Christophe Meurisse, ce qui les intéresse lui et ses partenaires c’est le sublime triste de la maladresse, ces petits moments mal réglés, déstabilisants, où les certitudes idéologiques se confrontent à la trivialité du quotidien et à ces flottements imprévisibles. Les personnages sont tiraillés entre des modèles abstraits lisses et systématiques et les contradictions inhérentes à leur statut fragile d’individu plongé dans les remous du monde. Ce décalage fait le ressort comique puissant et contagieux des spectacles des Chiens de Navarre.

Mais c’est un comique triste que pratique le groupe. Ne suivant pas exactement les mécaniques de l’humour noir, lorgnant du côté du potache et du graveleux, leur sujet n’en reste pas moins grave et pesant. Le rire se fait alors d’autant plus fort qu’il se dresse contre cette pesanteur. Il affirme dans sa spontanéité un rejet du cadre mortifère qui pèse sur le débat de l’identité nationale. Et cette réaction légère et survoltée, cette manière d’aborder la question tout en la tournant en dérision, est déjà par elle-même gorgée de sens.

Adoptant un ton grivois et grinçant, Jean-Christophe Meurisse réussit le passage de relais avec un nouveau groupe de comédiens dont l’énergie n’a rien à envier aux figures historiques de la compagnie. La transition s’effectue sans heurts et l’on rigole toujours autant des affres qui nous tracassent au jour le jour. Dans une succession de tableaux chacun plus enflammé et hilarant les uns que les autres, les chiens relient la petite histoire à la grande, les tensions du quotidien et les affres historiques. Et à la question peut-être galvaudée « qu’est-ce donc qu’être français ? », ils répondent de la plus belle des manières, par une forme fragmentaire et hystérique, intelligente et grivoise, jouissive et hétéroclite.

Vu au Théâtre des Bouffes du Nord. Mise en scène Jean-Christophe Meurisse. Avec Caroline Binder, Céline Fuhrer, Matthias Jacquin, Charlotte Laemmel, Athaya Mokonzi, Cédric Moreau, Pascal Sangla, Alexandre Steiger, Brahim Takioullah, Maxence Tual, Adèle Zouane. Photo © Yohann Gloaguen.