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Jérôme Bel : Ces corps qui parlent

Par Nicolas Garnier

Publié le 26 octobre 2017

Il semble loin le temps où les créations de Jérôme Bel provoquaient des échauffourées dans les salles, où les spectateurs partaient par grappes entières huant copieusement les interprètes, ou bien, affligés du (manque de) spectacle, se permettaient de monter sur scène pour assurer le show là où, selon eux, il faisait défaut. Ces récits épiques rappelant la mythique bataille d’Hernani, qui sont maintenant racontés comme des légendes de l’âge d’or, ont laissé place à une unanime reconnaissance dont témoigne le portrait que consacre cette année le festival d’automne au chorégraphe. Une rétrospective conséquente en neuf pièces à travers tout Paris et au-delà, donnant à voir la densité d’une œuvre riche et passionnante. Les quatre représentations auxquelles nous avons assisté (Gala, Disabled Theater, Cédric Andrieux, Un spectacle en moins) remontent le temps, retracent en détail le basculement d’un projet artistique et donnent la mesure de l’évolution d’une pensée rigoureuse et agile, dense et féconde, conceptuelle et, par-dessus tout, sensible.

Tout commence donc par la fin, pourrait-on dire : Gala, dernière création phare du chorégraphe et pièce-manifeste pour la nouvelle orientation de son travail. Formant presque un duo avec Disabled Theater, les deux propositions ont comme point commun de ne plus seulement s’intéresser à l’art de la danse, mais à la danse comme culture. C’est-à-dire comme forme d’expression subjective, réappropriée par les idiosyncrasies, façonnée par les singularités, à la frontière entre le modèle et le désir pur. La distribution, la diffusion des codes de l’art chorégraphique dans les pratiques de tous les jours, voilà ce qui semble travailler les deux spectacles.

Dans Gala (2015), après une réflexion sur le vernaculaire avec un long diaporama de scènes de théâtre à travers le monde, s’enchaînent une succession de formats courts qui parcourent le répertoire de la danse et cherchent les passerelles entre le monde professionnel et profane. Une multitude de danseurs amateurs ou professionnels s’échinent à reproduire une série de modèles. L’univers chorégraphique de Bel est définitivement non-polémique, l’exploration du profane ne se fait pas à l’aune d’une exclusion, au contraire, ce qui est en jeu ici c’est la déhiérarchisation donc l’ouverture de la scène au plus grand nombre. Les danseurs amateurs sont coude à coude avec leurs homologues professionnels. C’est l’occasion de découvrir l’immense variété que recouvre ce dernier terme. Les spécialisations de chacun s’avèrent circonscrites et rien n’est plus émouvant que de voir un « professionnel de la profession », brillant sur son terrain, balbutier devant un nouveau langage de gestes qu’il ne maîtrise pas. De cette grande confrontation se dégage un sentiment puissant de complémentarité où l’intensité circule à plein régime. Chaque personne présente sur scène est un fragment incomplet mais absolument singulier et, partant, radicalement incomparable, dont la réunion forme une vibrante assemblée moirée.

L’expérience Gala trouve sa genèse dans le spectacle précédent, Disabled Theater (2012). Pour celui-ci, Jérôme Bel a collaboré avec la troupe du Theater Hora de Zurich, compagnie atypique dont il faut dire un mot pour bien cerner l’enjeu du spectacle. Hora est une institution de professionnalisation pour des acteurs handicapés mentaux, elle défend et promeut depuis une vingtaine d’années maintenant la pertinence artistique de ces membres. Véritable projet politique, le théâtre vise à contrer l’ostracisation des personnes atteintes de handicap en faisant valoir leur appartenance à la sphère publique de la création. En plus de diverses collaborations, notamment avec Milo Rau pour Les 120 journées de Sodome, la troupe développe un projet original sur le long terme, la République libre de Hora, dans lequel tous les membres travaillent à la création d’un répertoire personnel. Cet agenda esthétique et politique transparaît au cœur du Disabled Theater. On pourrait même dire que ce dernier consiste dans le déplacement de l’ambition théâtrale de la compagnie Hora vers le champ de la danse.

La mise en scène reste sobre : au centre, une rangée de onze chaises fait face au public tandis qu’à droite, une traductrice/narratrice/DJ assume le rôle de metteur en scène, faisant l’interface entre les acteurs germanophones et les spectateurs. Chacun à leur tour les interprètes sont appelés en avant-scène pour s’exprimer sur leur profession, leur handicap, leur rapport à Jérôme Bel, etc. Puis, progressivement, les consignes délaissent le terrain de la parole pour s’intéresser au langage du corps. Chaque participant propose successivement un solo au rythme de la bande-son de son choix. Les styles musicaux s’enchaînent ainsi que les prestations personnelles, toujours avec la même et irradiante intensité.

L’objet du spectacle est donc l’expression d’une subjectivité, que celle-ci soit verbale ou corporelle. La rencontre avec la compagnie Hora n’a sûrement pas été sans conséquence sur l’évolution des préoccupations de Bel. Avec Disabled Theater, le chorégraphe entame une exploration de la singularité face aux codes de la représentation, projet dont Gala sera la suite logique. Mais non content d’annoncer la suite, le spectacle fait aussi le lien avec les travaux qui l’ont précédé. De par son esthétique, il opère la transition, dont nous remontons ici le fil à l’envers, avec la série de créations antérieures. On trouve en effet dans la forme parlée, dans l’adresse de la narratrice aux acteurs et des acteurs au public, des échos des pièces précédentes dont l’enjeu était cette fois, dans un geste analogue de déplacement des puissances, de faire parler des danseurs. Cédric Andrieux en fait partie.

Jérôme Bel a l’habitude des anti-titres, Cédric Andrieux ne déroge pas à la règle. Dans sa série de pièces biographiques consacrées à des danseurs, le titre, éponyme, est tout simplement le nom de l’interprète qui vient partager son expérience sur scène. Cette fois, c’est donc le dénommé Cédric Andrieux qui présente son chemin de vie traversé par la danse. Dans notre parcours à rebours des œuvres de Bel, cette pièce opère un déplacement. Il n’est pas encore question de la danse comme culture, comme ce sera le cas plus tard avec les deux projets dont nous venons de parler, au contraire, ici il s’agit de s’intéresser concrètement au métier de danseur, aux petits riens et aux grands hasards qui font jour après jour une carrière, loin des récits héroïques.

Dans un geste réflexif caractéristique, Cédric est invité à parler de lui, à parler de ces gestes qui d’ordinaire se montrent sans mots. En offrant la possibilité d’une parole à cette figure de l’ombre, simple corps ordinairement mis au service d’un auteur, Jérôme Bel redistribue les puissances. Celui qui reproduisait les chorégraphies d’un autre acquiert soudain une voix, l’exécutant devient auteur. Si toute l’œuvre de Bel est traversée par des questionnements ranciériens, sur la représentation, l’émancipation, le politique et l’esthétique, c’est peut-être dans cet acte-là, évident partage du sensible, qu’il est au plus proche de la pensée de Jacques Rancière. On pourrait donc facilement qualifier cette proposition de « conceptuelle », mais ce serait, me semble-t-il, masquer toute la dimension sensible qui demeure bien que le médium change. Le langage est là pour parler de sensations : la rigueur extrême et l’inconfort permanent du travail avec Merce Cunningham ; à l’opposé, la liberté et la souplesse galvanisantes de Trisha Brown ; l’apparente nonchalance de Jérôme Bel.

À travers ces trois spectacles, dont on a remonté le cours comme on remonte un fleuve, on perçoit l’évolution et la constance d’un projet artistique rigoureux. Une tension permanente et féconde entre la certitude d’une vision, d’une esthétique, d’une éthique et l’incertitude de son objet fluent, changeant au gré des commandes, rencontres et discussions. Cette dynamique d’échange est centrale dans la méthode de Jérôme Bel, suivant cette même logique il organise une série de trois rendez-vous pour préparer sa nouvelle création, commandée par le Festival d’Automne. Les curieux sont invités au théâtre de La Commune pour des sessions de réflexion courtes et riches. J’en fus.

Les séances de travail se veulent ouvertes et expérimentales. L’auteur commence par présenter un exposé de son choix, variant à chaque fois car la forme du spectacle à venir est encore indécise, puis le public est invité à livrer son ressenti. Après un grand atlas d’images pour la première session, pour la deuxième rencontre s’est une tout autre expérience : la lecture de la conférence sur rien (Lecture on nothing), 1949, de John Cage, long texte conçu comme une partition où les silences sont roi et l’objet du discours s’enroule indéfiniment sur lui-même. À travers cette proposition, diversement goûtée par les spectateurs, on sent poindre un nouveau basculement, une nouvelle orientation au travail du chorégraphe, des préoccupations et des recherches renouvelées pour s’extirper du style qu’il a façonné bien malgré lui. De son aveu même, sa quête d’émancipation l’a porté vers les pratiques méditatives personnelles, où l’éveil et le sommeil se noient l’un dans l’autre, ouvrant à une infinité d’expériences singulières semi-hypnotiques. Expériences qui renouent avec celle fondamentale du théâtre depuis que Wagner a le premier plongé la salle dans le noir : la solitude du spectateur.

Tout à la fois excité et inquiet, c’est ce champ d’investigation que Bel désire désormais explorer, dans les traces de Myriam Gourfink, Claude Régy et Apichatpong Weerasethakul. On sent dans ces pistes de recherches livrées avec enthousiasme et fébrilité la puissance douce d’un homme au travail, qui cherche, comme il l’a déjà fait par le passé, à poursuivre et approfondir ses réflexions vers un nouveau territoire, sans jamais céder aux sirènes du confort stylistique.

Que ces pistes se concrétisent ou conservent leur statut d’ébauche, reste cette curiosité sans fond qui pousse Jérôme Bel à se renouveler constamment, curiosité sans laquelle il n’aurait certainement pas élaboré une œuvre aussi dense et déroutante au fil des ans, œuvre qui, à son tour, lui aura valu après tant de scandales une reconnaissance bien légitime.

Portrait Jérôme Bel / Festival d’Automne à Paris. Gala, vu au Théâtre du Rond-Point. Disabled Theater, vu à La Commune. Cédric Andrieux, vu au Théâtre de la Ville – Espace Pierre Cardin.