Photo © Cosimo Terlizzi

Je suis Lent, Loïc Touzé

Par Céline Gauthier

Publié le 8 février 2018

Sous la forme d’une conférence dansée, Loïc Touzé partage avec Je suis Lent les souvenirs de sa formation et de ses sources d’inspiration, mais aussi les doutes et les espoirs d’un corps de métier – qui est aussi un métier de corps. Le récit d’une vie de danseur s’entremêle alors avec l’histoire de la danse contemporaine qui se façonne avec lui, dont il est le témoin autant que l’auteur, chorégraphe et danseur. Seul en scène, il dévoile avec élégance et humour les modèles et la mémoire qui façonnent l’imaginaire d’un danseur, partage avec les spectateurs réflexions et anecdotes révélatrices d’un long cheminement pour rendre sensible et dicible l’expérience vécue d’un corps au travail.

Le chorégraphe évoque tour à tour sa formation à l’Opéra et son travail de créateur, esquissant selon ses mots une géopolitique chorégraphique, mais aussi spatiale : le plateau lui-même est un lieu de pouvoir, parcouru à grands pas pour évoquer les dimensions monumentales de la scène de l’Opéra Garnier. Ces quelques enjambées ravivent le souvenir des défilés du corps de ballet, dont il garde l’empreinte dans l’arrondi d’un port de bras ou dans le degré d’ouverture d’une hanche. Derrière l’ironie affleure aussi le long travail pour déconstruire les habitudes de mouvement qui lui avaient été inculquées pendant sa formation, de véritables manières d’être qu’il s’agit de mettre en sommeil pour s’inventer son propre corps.

Cette autonomie retrouvée se façonne par l’incorporation de références multiples, des danses de Gene Kelly au music hall de son enfance, projetés sur un écran en fond de scène pendant qu’il en esquisse les gestes fondateurs. Pour Loïc Touzé l’invention de ce corps contemporain passe justement par une longue quête pour laisser advenir en soi les lambeaux épars de ces danses cachées. Le chorégraphe est en cela le témoin vivant et précieux d’une époque encore peu documentée, celle d’une Nouvelle Danse française qui s’invente au tournant des années 80, au contact notamment des chorégraphes américains – Cunningham et Nikolaïs notamment – dans une scène hilarante il mime un atelier avec ce dernier, à tâtons dans le noir ; plus tard se glissent quelques fragments d’un Faune, furtivement esquissé par un port de bras anguleux ou une main glissée sous la cuisse.

Il évoque sans fards les hiérarchies implicites d’un microcosme artistique qui pourtant forgent de puissants systèmes de valeurs, esthétiques et politiques. Il s’agit désormais d’explorer par le corps les rebuts, les matériaux faibles ou délaissés, de mêler au présent les fragments des danses passés par échos, citations ou reprises. L’ethos du danseur se construit par acceptation ou refus des mouvements idéaux d’une discipline – tout autant courant esthétique que norme coercitive. Pour s’en abstraire il explore le terrain des pratiques somatiques, fait l’expérience de la paresse pour sentir un peu moins le monde, un peu plus le dedans. Dans cette quête de porosité il accepte de danser les pieds nus pour reprendre contact avec le sol et ainsi entamer avec son public une esquisse de dialogue tonique. Toute virtuosité est désormais abolie, le spectateur abandonne sa posture contemplative et admirative pour accéder à l’incertitude d’une danse qui lui est adressée.

Loïc Touzé livre ici une passionnante conférence dans laquelle il restitue avec joie et tendresse le cheminement sinueux d’un parcours singulier, pourtant nourri des consciences collectives. Au détour d’un mot ou d’un geste se dévoilent les contours d’une pratique de la danse poreuse, qui se façonne à la croisée d’expériences sensibles, intimes, et d’interrogations critiques et théoriques : Je suis lent s’adresse à ce titre à un auditoire très large, tant profane que savant.

Vu dans le cadre du festival Pharenheit au Havre. Conception et interprétation Loïc Touzé. Collaboration artistique Anne Lenglet. Photo © Cosimo Terlizzi.