Photo © L’Expérience Harmaat Laurent Philippe

Jamais assez, Fabrice Lambert

Par Nicolas Garnier

Publié le 31 mai 2016

« I am now in this place where you should never come. » C’est par cette phrase lapidaire que le réalisateur danois Michael Madsen ouvre son documentaire Into Eternity (2010). Cet endroit interdit, c’est une base de stockage de déchets nucléaires en cours de construction dans le nord de la Finlande, et baptisée Onkalo (« grotte » en finnois). À la fois documentaire expérimental, fascinant par son esthétique, et document testimonial, ce film aborde la question de la mémoire et du paradoxe de l’oubli volontaire et prolongé. Il s’agit, avec Onkalo, de « se souvenir d’oublier » ce lieu interdit. Ce projet utopique et le film de Madsen sont à l’origine de Jamais assez, dernière création du chorégraphe Fabrice Lambert. S’appuyant sur la matérialité des deux objets, il conçoit une proposition pour un groupe de dix danseurs explorant le rapport au temps et à l’énergie à travers la masse de corps.

Le spectacle débute dans un noir profond. Une très faible lumière semble émaner du sol. Presque imperceptiblement des volumes se mettent en mouvement sur cette surface luminescente. La luminosité est cependant si faible que notre œil a du mal à définir précisément les contours des éléments qui se meuvent insensiblement. Il en résulte une impression visuelle vaporeuse. Tandis qu’un son électronique grave se fait entendre, des formes semblent à chaque instant se concrétisées à partir de la matière environnante, avant de sombrer à nouveau dans la poussière ambiante. Après cette pénombre évocatrice, un spot de lumière très concentré irradie progressivement le centre de la scène où se trouve un amas de corps. La lumière est d’abord agréable, permettant enfin de distinguer les éléments qu’on imaginait péniblement, mais elle devient vite trop vive. Agressive, elle brûle le regard, avant que les yeux ne s’habituent à cette nouvelle clarté. Les corps se détachent alors successivement de ce noyau informe, animés de soubresauts avant de se déployer dans l’espace.

La lumière a une grand importance dans la dramaturgie de Jamais assez : elle dessine les silhouettes des corps, réunifie le groupe ou, au contraire, l’atomise et baigne la scène de couleurs vives. Un cercle de spots lumineux surplombe le plateau recouvert d’un linoléum blanc. Tout est mis en place pour laisser à la performance dansée des corps sa primauté. Aucun élément ne viendra faire diversion, à l’exception notable d’une machine à fumée crachant des anneaux vaporeux vers la fin de la représentation. Les masses de corps explosent, des particules rebelles échappent à l’ordre dominant et font valoir leur singularité par des gestes brusques. Le mouvement général, finement orchestré, est comme parcouru par un mouvement brownien. La gestuelle des danseurs irradie au dehors, évoquant par là une sorte d’énergie difficilement contenue. Cette tension entre l’ordre général des corps et les écarts singuliers émerge lorsque les interprètes composent une ronde qui se dédouble pour former une lemniscate évoquant l’infini. Tandis que la lumière des spots tournoie au plafond, les danseurs enchaînent les tours à une vitesse soutenue, multipliant les acrobaties au point d’intersection entre les deux cercles. L’équilibre précaire est maintenant sur le fil pendant de longues minutes pendant que la fumée envahit l’espace et réduit de plus en plus la visibilité de l’action générale. Finalement cette machinerie complexe s’essouffle. Les corps s’éparpillent, épuisés par cette course effrénée pour maintenir un certain ordre.

Le lien entre le sujet de départ – très concret – et la proposition dansée – beaucoup plus abstraite – n’est pas toujours évident bien que Lambert tente ponctuellement de mettre en évidence la filiation avec Onkalo en faisant entendre des voix-off issus du documentaire. Avec Jamais assez, Fabrice Lambert fait confiance à la puissance évocatrice des corps et la force des images pour rappeler les enjeux au cœur de l’entreprise nucléaire contemporaine.

Vu au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines. Chorégraphie de Fabrice Lambert. Lumières de Philippe Gladieux. Son de Marek Havlicek. Scénographie et costumes de Thierry Grapotte. Photo Laurent Philippe.