Photo Nadia Lauro

Pourvu qu’on ait l’ivresse, Latifa Laâbissi & Nadia Lauro

Par Wilson Le Personnic

Publié le 28 mars 2016

Troupe unique en France, la compagnie de l’Oiseau-mouche forme des adultes en situation de handicap mental au métier de comédien et a signé, depuis sa création en 1981, plus d’une quarantaine de pièces de théâtre et de projets aux formes singulières. Installée depuis 2001 au Théâtre de lʼOiseau-Mouche à Roubaix, la compagnie invite et travaille avec des metteurs en scène et des chorégraphes d’horizons divers. C’est dans ce lieu de recherche théâtrale qu’est né Pourvu qu’on ai l’ivresse de Latifa Laâbissi et Nadia Lauro. Véritables alter ego artistiques, Latifa Laâbissi et Nadia Lauro collaborent ensemble depuis maintenant plus de dix ans. Artiste plasticienne et scénographe, Nadia Lauro conçoit des dispositifs visuels, véritables architectures scéniques que la chorégraphe et danseuse Latifa Laâbissi habite et transforme par sa présence. Depuis Self portrait camouflage (2006), pièce désormais culte, ces deux femmes inventent et développent à deux une incroyable écriture du regard aussi bien esthétique que politique.

Co-signé en duo par Lauro et Laâbissi, Pourvu qu’on ai l’ivresse mêle deux danseuses professionnelles et cinq comédiens de la compagnie de l’Oiseau-mouche au sein d’un dispositif quadri-frontal aux allures de table de jeu à échelle humaine. « Pièce action » en trois parties, la performance est une succession de scores activés par six joueurs et un narrateur. Aussi simples qu’efficaces, ces instructions laissent libres les trajectoires de ses interprètes et offrent une délicieuse dimension aléatoire propice au déroulement d’un jeu. Bordé de chaque coté par la présence des spectateurs, le plateau est entièrement recouvert d’un grand tapis vert. Le message est clair : nous sommes bien sur une aire de jeux. Tout commence par une partie de Mikado géants, aussi longs que des javelots, lâchés au centre de la scène et retirés un à un par les interprètes. Chaque angle du plateau est jalonné par un micro à pied, espace de parole où les mots du comédien Jonathan Allart viennent colorer les images qui se construisent sous nos yeux. Une fois la scène vidée, les interprètes reviennent pour une nouvelle partie de Mikado « à rebours » : ils élaborent un buisson d’épines, un enchevêtrement de javelines de bois, une agave géante sur laquelle s’embrochent les danseuses et les comédiens. Une fois débroussaillé, le plateau est une nouvelle fois sujet à transformation : munis de ciseaux, les interprètes découpent la moquette en énonçant une liste de pays et de villes : Brésil, Roubaix, Lille, Suisse… Chacun lacère dans la précipitation les frontières approximatives d’un territoire et fait apparaitre par soustraction une nouvelle surface jaune sous le tapis. Les morceaux de tissus s’entassent au sol tandis que se dessine sous nos yeux la nouvelle cartographie du monde. Derrière son micro, Jonathan Allart entre dans la peau d’un commissaire priseur et transforme l’atelier de découpage en vente aux enchères effrénée.

Avec Pourvu qu’on ai l’ivresse, Latifa Laâbissi et Nadia Lauro continuent d’explorer avec ingéniosité le pouvoir de l’image et des mots. Elles attisent notre imaginaire et déploient un espace fertile, aussi ludique que fascinant, dans lequel émerge, à travers ces différents régimes d’actions, une multiplicité d’entrées et de lectures possibles de l’image.

Vu au Théâtre Nanterre Amandiers. Conception et réalisation Latifa Laâbissi et Nadia Lauro. Avec Jonathan Allart, David Amelot, Jessicat Batut, Caroline Leman, Hervé Lemeunier, Paula Pi, Florian Spiry. Lumière Yves Godin. Photo © Nadia Lauro.