Photo Inside

Inside, Bruno Latour & Frédérique Aït-Touati

Par Nicolas Garnier

Publié le 30 novembre 2016

Pendant tout le mois de novembre, le Théâtre Nanterre Amandiers a été pris d’assaut par une troupe de taupes anarchistes et rebaptisé pour l’occasion « Caveland ». Le théâtre, ainsi placé sous le signe du monde underground, a accueilli une série d’événements satellites développant et enrichissant cette thématique générale. C’est dans ce cadre que Bruno Latour, sociologue des sciences et éminent intellectuel public, épaulé de Frédérique Aït-Touati, metteure en scène et historienne, ont été conviés à donner une conférence-spectacle. Intitulée Inside cette présentation s’inscrit en plein dans l’univers souterrain que déploie le cycle Welcome to Caveland. À travers une mise en scène sobre et élégante, il sera question de représentation et d’intériorité, d’une caverne et de l’impossibilité d’en sortir.

Quand ils entrent dans la grande salle du Théâtre Nanterre Amandiers, les spectateurs sont accueillis par une scène presque vide. Seul un petit pupitre faiblement éclairé occupe tant bien que mal le grand espace. Le dispositif ne semble pas tromper sur la nature de ce qui va suivre, c’est bien à une conférence de Bruno Latour à laquelle nous allons assister. Ce dernier entre d’ailleurs rapidement en scène, marchant nonchalamment pour rejoindre son poste. Rapidement, il dresse l’enjeu de la présentation : il sera question d’extériorité. Plus exactement, il s’agira de s’opposer à l’idée d’une extériorité possible, quelle qu’elle soit. Au contraire, le défi du soir, tant conceptuel qu’esthétique, sera de se demander à quoi pourrait bien ressembler une représentation de notre monde qui se ferait depuis l’intérieur, from inside.

Dès le début de la présentation, Bruno Latour s’inscrit en faux contre le mythe fondateur par excellence de la pensée moderne, celui de la caverne, tel qu’il est relaté par Platon. Dans l’allégorie construite par ce dernier pour donner à comprendre le rapport à la vérité du philosophe, Latour conteste l’idée même d’un mouvement vers l’extérieur de la grotte. Si l’on veut réussir à faire face à la grande désorientation, tant politique qu’écologique, qui marque l’Anthropocène il faut, nous dit-il, se faire à l’idée que l’extérieur n’existe pas. Il n’y a que des « intérieurs ».

À ce moment précis un immense écran se déroule devant lui, sur lequel est projetée une photographie de la planète Terre. Cette image totalisante de la « Planète bleue » est devenue depuis quelques décennies le portrait idéal de notre monde. Le problème c’est qu’elle n’est plus adéquate, et ce pour deux raisons principales. D’abord, la forme sphérique de la planète induit une idée de perfection qui ne correspond pas à l’expérience mouvementée de la vie à sa surface (dans cette « zone critique », fine pellicule de l’écorce terrestre où la vie est possible). Ensuite, cette image prise depuis l’espace donne l’illusion d’un point de vue extérieur. Or rien n’est plus trompeur, car loin d’avoir été prise de nulle part, cette photo a bel et bien un contexte : celui de la Station spatiale internationale. L’environnement sonore de la station résonne alors dans la salle et on ressent tout le poids de ce hors-champ confiné. L’espace sonore ne trompe pas, il s’agit bel et bien d’un autre intérieur. On est encore et toujours inside.

À cette représentation obsolète du monde dans lequel nous vivons, il est urgent de trouver des alternatives. C’est là que la partie visuelle du spectacle trouve tout son sens. Une série de projections se succèdent sur le grand écran semi-transparent derrière lequel le conférencier nous parle. Des images en noir et blanc, impressionnantes par leur taille mais non-spectaculaires dans leur contenu. Des coupes stratigraphiques dans la roche, des schémas et autres graphiques. L’enjeu de ce corpus mineur est d’esquisser de nouvelles représentations pour les problèmes actuels, sans tomber dans les clichés visuels de l’écologie ayant perdu leur capacité mobilisatrice par effet de saturation.

Dans le sillage de Jakob von Uexküll, qui accorde aux illustrations une place majeure dans ses écrits (On pense notamment aux belles illustrations de Georges Kriszat pour l’ouvrage Milieu animal et milieu humain.), Latour et Aït-Touati mobilisent les recherches visuelles d’un duo d’artistes architectes, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, et de l’artiste Sonia Levy travaillant sur la cartographie. En étudiant les diverses formes de vie animales, humaines ou non-humaines, le duo a réalisé une pseudo-carte du parc de Bel-Val, dans les Ardennes. Sur un fond noir, se dessinent progressivement des formes géométriques plus ou moins régulières. D’abord une série d’ellipses enchâssées, puis des tracés plus irréguliers découpent des petites parcelles qui s’entremêlent. La forme finale est vaguement circulaire, mais de nombreuses excroissances anguleuses font éclater toute figure géométrique trop idéale.

Cette expérience menée sur un microcosme local doit servir d’exemple pour de nouvelles formes de cartographies alternatives qui ne seraient pas fondées sur la notion de propriété, et donc exemptes de ces structures rigides que sont les fonds de carte, mais sur les différents usages de l’environnement. Une forme de cartographie performative en somme. C’est d’ailleurs un des mérites de la proposition de Latour et Aït-Touati. Non contents de nous exhorter à chercher de nouvelles formes de représentation, ils nous livrent des pistes fertiles à partir desquelles réfléchir. La « gaïagraphie » que le conférencier appelle de ses vœux pour remplacer l’ancienne géographie fixiste n’est pas du tout abstraite, mais incarnée dans un certain nombre de propositions formelles.

Si l’on a donc bien affaire, avec Inside, à une conférence, l’enjeu esthétique du propos comme la mise en scène discrète mais léchée (et notamment les jeux de lumières subtilement signés par Rémi Godfroy) justifient parfaitement le choix du lieu. Les idées développées par Bruno Latour résonnent tout particulièrement avec le reste de la programmation de Caveland et donnent une autre dimension aux propositions des artistes invités (parmi lesquels étaient notamment programmés Cécile Fraysse, Apichatpong Weerasethakul, Mette Ingvartsen, Markus Öhrn et Éric Vautrin…).

Vu au Théâtre Nanterre Amandiers. Une conférence spectacle de Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati. Photo © Sonia Lévy / Frédérique Aït-Touati.