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Tsirihaka Harrivel & Vimala Pons, GRANDE —

Par Nicolas Garnier

Publié le 9 janvier 2017

Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons forment depuis une dizaine d’années un duo de circonstance, régulier sans pour autant être labellisé. Les deux partenaires revendiquent l’héritage du cirque pour mieux en faire dériver les formes canoniques. C’est le cas avec GRANDE —, au titre sciemment incomplet, qui s’attaque à la  forme traditionnelle de la revue. Pons et Harrivel puisent dans un bric-à-brac d’accessoires pour évoquer à la suite et pêle-mêle une série de situations quotidiennes, anodines et typiques qui ne manquent pas de déraper sous l’influence de l’énergie féroce que déploient les deux acrobates.

Le système de GRANDE — se construit selon une logique obscure. Le spectacle débute ainsi par sa fin, avec la revue numéro huit, et prend la forme inversée d’un compte à rebours. Suivant cette construction pseudo-tragique orientée vers la fin, les revues s’égrainent dans l’attente inexorable de la première qui sera aussi la dernière. Mais pour commencer, dans cette huitième revue qui ouvre Grande-, Vimala Pons déguisée en mariée opère un strip-tease spectaculaire, tenant en équilibre sur sa tête un mannequin féminin. Elle s’effeuille, tremblante, tandis que sa Némésis nue oscille dangereusement au-dessus d’elle, la tête à l’envers, comme une épée de Damoclès. Les tenues qui défilent représentent chacune un idéal-type de la femme, de la bonne mère de famille attentionnée à la nymphette en porte-jarretelles.

Cette brève introduction synthétise déjà tout ce que le spectacle donnera au spectateur. Une immense générosité portée par une virtuosité technique discrète, au service d’un discours débridé, enlevé et critique. Chaque situation est l’occasion de relever les petites et grandes vexations de l’existence. C’est par exemple une réunion fictive entre collègues dans laquelle Vimala Pons, portant une potence au-dessus d’elle, reçoit littéralement les couteaux lancés par Tsirihaka Harrivel comme autant de pics contre son ego. Le ton des échanges alternent ainsi toujours entre poésie et frontalité.

Au devant de la scène se trouve un petit îlot sur lequel sont entassés une tripotée de claviers. C’est à partir de ce centre névralgique que les deux circassiens, également musiciens, orchestrent la partie sonore du spectacle. La bande-son est entièrement composée en direct à partir de fragments mélodiques aux sonorités synthétiques. Tous les accessoires utilisés sont exhibés en fond de scène. Ils sont placés dans de grands rangées d’étagères qui ne dissimulent rien, tout au contraire. Chez le duo Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons il est hors de question de cacher quoi que ce soit. On est décidément aux antipodes de la fantasmagorie. Quand il s’agit de préparer le plateau en vue d’une nouvelle scène, les assistants débarquent en courant des tribunes et s’affairent ostensiblement. Et leur affairement n’a d’égal que celui des deux comparses.

L’action se déroule tambour battant. En dehors des interludes où ils peuvent souffler un peu, Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons ne cessent de courir de long en large. Il se dégage de leurs déplacements hâtifs une harmonie précaire dont l’incroyable énergie irradie littéralement jusqu’aux spectateurs. Battant la mesure comme un métronome, une manette jaune contrôlant un treuil mécanique oscille au bout de son long câble. Elle est maniée avec dextérité, activée puis lâchée et récupérée en plein vol pour être désactivée à nouveau. Se balançant régulièrement, elle donne son rythme frénétique au spectacle. Son ample mouvement pendulaire menace constamment de heurter les premiers rangs du public avant de retrouver son équilibre in extremis. À la manière de cet accessoire central, objet anodin qui acquière une dimension hypnotique par son maniement, l’ensemble du spectacle oscille en permanence entre la catastrophe annoncée, provoquée par un rythme endiablé intenable, et la restauration in extermis d’un équilibre.

Avec GRANDE —, Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons retiennent de leur formation dans les arts du cirque une virtuosité physique certaine, une précision et une adresse hors pairs qu’ils s’acharnent pourtant méticuleusement à pousser à la faute. La chute, la faillite et le désordre menacent toujours de prendre le pas, que ce soit dans la posture pseudo-maladroite des corps ou dans les figures grotesques des visages. Si l’issue ne semble jamais certaine, la performance n’en reste pas moins survoltée. Le duo coure après le temps dans une précipitation absurde, enchaînant les acrobaties au pas de course. Mais là où cette nervosité est ordinairement soumise à un impératif d’efficacité, elle tourne ici à vide, pour elle-même. Libérée de toute logique de productivité, elle devient pure disposition jubilatoire pour appréhender les situations du quotidien. D’où le titre ouvert, comme pour inviter chacun à s’emparer de cette énergie exemplaire et la faire perdurer bien au-delà des bornes du théâtre.

Vu au Centquatre-Paris. Réalisation, conception, objets, accessoires, dispositif sonore, lumière, musique et arrangements : Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons.  Photo © TOUT ÇA / QUE ÇA.