Photo © Luca Truffarelli

Oona Doherty, Hard to be Soft – A Belfast Prayer

Par Leslie Cassagne

Publié le 19 juin 2018

Dans l’obscurité, trois silhouettes à capuche sont penchées au dessus d’un encensoir renversé. Le parfum âcre des églises envahit la salle, et la fumée danse le long d’un faisceau de lumière vertical. Si c’est à une prière que nous convie Oona Doherty, ce ne sont pas des visages de moines qui disparaissent sous les capuches ! Ces silhouettes sont les mêmes que celles qui errent dans les rues de Belfast, traversées par des élans de violence, dans des sweats qui les protègent du froid et de l’humidité, tout comme des regards des passants. La chorégraphe irlandaise présente son travail comme une volonté de « profaner l’art sacré » : l’image qui ouvre Hard to be soft permet ainsi à la figure du bad boy de coïncider avec les signes du sacré. Les quatre tableaux qui suivent cette introduction immobile ne cesseront de tisser des liens entre ces deux dimensions, des échos mythologiques ou bibliques côtoyant des fragments de la réalité la plus triviale.

Lorsque la lumière se fait, alors que persiste l’odeur des dernières volutes d’encens, apparait un espace entièrement blanc dans lequel se succèderont les quatre parties de la « prière ». La chorégraphe dit avoir pensé à une « esthétique de la paix » : pourtant, les barres verticales qui encadrent le tapis de danse peuvent évoquer une cage, dont les très hauts battants s’ouvrent et se ferment pour laisser entrer les danseurs ou bien se refermer en un mur oppressant. Parfois la lumière vient éclairer toute la hauteur de quelques barreaux, en soulignant la verticalité, suggérant une possible transcendance, un là-haut vers lequel les regards se lèvent. Cet espace abstrait devient un kaléidoscope accueillant tour à tour des atmosphères très différentes, du blanc immaculé à une obscurité teintée de rouge, en passant par l’arc-en-ciel que forment les vestes de sport d’une volée de jeunes danseuses.

Les personnages qui apparaissent fugitivement dans ces espaces sont des archétypes, dessinés tout autant par le mouvement et l’énergie des corps que par les sons et les textes qui ponctuent l’ensemble de la pièce. Le premier et le dernier tableau sont des solos dansés par Oona Doherty. Lazarus and the Birds of Paradise commence comme un lointain écho à l’épisode biblique de la résurrection de Lazare. Gisant au sol, Oona Doherty se redresse avec difficulté, tel un corps tabassé et abandonné dans un caniveau. On entend des voix lointaines, un tissage de conversations confuses, de cris, de pleurs et de bruits de baston — extraits du docu-drama irlandais Wee bastards —  qui se mêlent à des fragments du Miserere d’Allegri. A l’image de ce montage sonore qui fusionne les contraires, le corps de la danseuse est traversé tout autant par des postures de mâle satisfait, la main sur l’entrejambe, que par des mouvements d’une grâce infinie. Des coups de pieds qui fendent l’air deviennent des arabesques, alors que le visage tordu par les insultes prononcées s’apaise instantanément. Helium, originellement créé pour le danseur Ryan O’Neill, fonctionne selon la même logique : des personnages évoqués par des qualités de voix, qui se défont aussi rapidement qu’ils sont advenus. Les voix sont ici extraites de films divers, et convoquent moins de pures décharges de violence que des corps plus quotidiens, tentant d’avoir une certaine autorité, corps parfois dépassés, harassés : un doigt qui désigne fermement, une main qui remue l’air, une silhouette qui fume l’air épuisé… Encore une fois, l’éloquence d’Oona s’inscrit dans chaque frémissement de son corps.

Les textes qui introduisent les deux autres tableaux, écrits par Oona Doherty et prononcés par des voix-off, permettent de donner un ancrage narratif aux scènes auxquelles on assiste. Si la danse vient sublimer ces corps « profanes », la chorégraphe ne manque pas d’en ramener le contexte, ne nous laisse pas oublier le réel violent qu’ils côtoient au quotidien. Sugar Army est introduit par une voix féminine qui décrit les jeunes filles devenues trop vite mères de famille, poussant des caddies dans les supermarchés tout en se rêvant icônes glamour de nuits trop maquillées. Ce qui suit en est comme l’antidote : un groupe d’adolescentes qui entre avec un port de tête digne d’un gala de danse, pour se livrer à une cérémonie païenne où le hip-hop fréquente la danse tribale. Dans la puissance de ce groupe de jeunes sorcières en anorak de sport, on lit la foi en une sororité capable de vaincre l’amertume d’un passage à l’âge adulte décevant. Puis c’est un dialogue qui ouvre Meat Kaleidoscope, les voix masculines d’un père et de son fils, deux générations en conflit. Sur scène, deux hommes torse nu s’affrontent : ils s’agrippent l’un à l’autre, leurs grosses bedaines se heurtent, et bientôt on ne sait plus trop s’il s’agit d’une bagarre ou d’une étreinte entre deux colosses.

Dans Hard to be soft, Oona Doherty ne se contente pas de faire entendre des échos de Belfast à travers la seule virtuosité de sa propre danse. La chorégraphe permet à ce que d’autres corps, plus jeunes et plus vieux, et peut-être plus maladroits, aient un espace pour performer la poésie d’un quotidien violent, et ainsi convoquer l’énergie pour y résister.

Vu au Rencontres chorégraphiques. Conception, chorégraphie Oona Doherty. Création sonore, composition David Holmes. Création lumières, décors Ciaran Bagnall. Film Luca Truffarelli. Conception vidéo Jack Phelan. Photo © Luca Truffarelli.