Photo Hugues Anhes

La grenouille avait raison, James Thierrée

Par Quentin Thirionet

Publié le 27 mai 2016

Dans les tréfonds d’une prison imaginaire, une fratrie de vieux enfants toqués est détenue par un monstre mi-femme, mi-grenouille dont l’amour déchu pour leur père s’est transformé en vengeance désespérée. Le danseur, bateleur, comédien, musicien, scénographe et metteur en scène James Thierrée nous transporte ainsi au cœur d’un quotidien familial contraint par l’ennui et le désir d’évasion, non sans en dégager les tendresses comme les détresses grâce à une équipée de personnages attachés et attachants aux facéties drôlatres et poétiques. La jolie troupe se met en branle vers leurs rêves d’infini avec l’espoir souvent déçu des pantins de conte, prisonniers inconscients et innocents d’un mythe qui ne leur appartient pas. Pourtant chacun déploie intimement son havre de liberté avec une force d’escapade extraordinaire – celle de l’imagination – qui se révèle de manière extravagante à travers le corps, l’illusion d’optique, le burlesque, et cet art passionné de la pantomime cher au petit-fils de Chaplin. Après tout, les grenouilles ne font pas des chats.

Avec cette sixième création, l’enfant de la balle reprend cette palette unique de narrations thématiques installées dans un univers poétique mystérieusement texturé et fantastiquement ingénieux, que la compagnie développe sans ambages depuis leur première symphonie en 1998. En atteste cette scénographie proprement inouïe faite de plateformes amovibles, lévitant grâce à un système inextricable de guindes et de poulies dont on imagine la prouesse de la conception technique. Pourtant, la  structure ne détonne pas tant du reste du mobilier de la cellule ainsi mise en scène, qui s’inscrit dans ce goût de la composition esthétique marquée par une sorte de baroque usé, au faste jauni, vieilli, héritier d’un passé insoupçonné lui conférant cette aura de mystère propre aux précédentes signatures de James Thierrée. Lorsque le ballet des captifs se met en mouvement et entre en danse avec tout ce ménage (dont un bassin-lavoir, un escalier qui ne mène nulle part, un piano mécanique, et nombre d’accessoires foutraques), les substances se confondent et l’on ne sait plus qui du décor ou du personnage est le plus vivant. On retrouve ici, entre autres précédentes pièces, Raoul, La Veillée des Abysses ou encore Tabac Rouge, qui ont en commun cette relation environnement / personnage assez puissante pour couper court à tout possibilité d’envisager l’un sans l’autre. L’histoire de ces figures prisonnières invoquée ici par le metteur en scène s’en trouve ainsi justement appropriée.

Une nouvelle fois, l’équipe artistique impressionne par sa diversité et son talent. On découvre ainsi, justifiées par le prisme de la famille et de la captivité éternelle, autant de personnalités bien marquées que de techniques acrobatiques, dansées ou théâtrales différentes dans les corps et le jeu de ceux qui les endossent. La sœur taquine et malicieuse, contorsionniste, le frère solitaire, bricoleur et taciturne, l’autre serviable mais quelque peu collant, l’ainée danseuse aérienne et mystérieuse, et l’anxieux tourmenté par son désir de liberté – tous intimement, profondément, liés ; chacun ayant son expression propre et son coin de refuge. A leurs heures perdues, quand ils ne subissent pas les injonctions bienveillantes de la grenouille, qu’ils ne se retrouvent pas irrémédiablement noués les uns dans les autres ou ne cherchent à comprendre la clé de cette structure-kaléidoscope mystérieuse qui pourrait les remonter à la surface et leur redonner la liberté, on les verra tantôt retranchés dans leurs jeux intimes à inventer un bestiaire imaginaire ou heurtés à des situations comiquement incongrues, pour se retrouver encore inexorablement les uns sur les autres. Etonnamment, alors que tant d’énergie transpire de ces performances corporelles extraordinaires, on ressent surtout ce plaisir partagé d’être plongés tous ensemble au cœur d’un récit qui ne se conte que dans l’indicible des passions de ses habitants. De ces histoires qui ne racontent que leur attachement au monde – cette grande famille. Celle du hanneton, quant à elle, s’attache ainsi à vérifier qu’il n’est pas d’histoire qui ne puisse être racontée, et qu’importe la raison.

Vu au théâtre des Celestions à Lyon. Avec Valérie Doucet, Samuel Dutertre, Mariama, Yann Nédélec, Thi Mai Nguyen, James Thierrée. Son Thomas Delot. Lumières Alex Hardellet, James Thierrée. Costumes Pascaline Chavanne. Marionnette Victoria Thierrée. Photo Hugues Anhes.