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La Flûte enchantée, Robert Carsen / Henrik Nánási

Par Yannick Bezin

Publié le 27 janvier 2017

Dès l’ouverture de La Flûte enchantée, actuellement proposée à l’Opéra de Paris, le principe est posé : une interprétation majestueuse, mystérieuse voire mystique, qui ne renie pas pour autant la dimension comique inhérente au genre du Singspiel (héritier en cela de l’opéra comique français, donc mêlant textes dits et chants). Après les trois accords harmoniques et les quinze premières mesures de tension mystérieuse, l’ouverture n’est plus que légèreté, rythme et brillance mais sans rien de clinquant, ni d’expéditif. On perçoit clairement tout le jeu des bois, leurs discours et leurs échanges, aussi bien entre eux qu’avec les autres pupitres. Sous la direction du chef hongrois Henrik Nánási, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Paris cisèlent magnifiquement cette ouverture, même si ce détail du travail ne sera pas constant au cours de la représentation et que certains flottements apparaissent notamment au deuxième acte.

Coté scène, 17 après avoir abordé La Flûte enchantée avec William Christie à Aix-en-Provence, Robert Carsen replonge dans l’œuvre de Mozart et Schikaneder pour une création à destination du Festspielhaus de Baden-Baden. C’est cette production de 2011, déjà montrée sur le plateau de Bastille en 2013, qui est reprise en ce début d’année. De la relecture du livret, Robert Carsen confie avoir été marqué par la présence constante de la mort ou de sa menace. Il ne s’agit cependant en rien d’une méditation chrétienne sur la mort (ni le genre, ni l’époque et encore moins le compositeur ne s’y prêtent), ni d’un attachement morbide (la modernité s’en chargera de Wagner à Strauss et au-delà). L’acceptation de l’épreuve par le couple Tamino et Pamina (et, bien malgré lui, également par Papageno) implique pour eux le risque de la mort et donc non seulement son idée mais sa présence imminente et ouvre ainsi à un questionnement sur les valeurs de la vie elle-même. Si l’œuvre de Mozart, imprégnée de franc-maçonnerie (sans heureusement en être une pure et simple application à la musique !) a quelque chose de commun avec la tradition chrétienne, peut-être est-ce dans la question du salut, quand bien même leurs réponses divergent. Ainsi, rarement la mort aura autant rodé dans une mise en scène de La Flûte, et ce, sous toutes les formes : tombes creusées à même la terre, cercueils, squelette, morte-vivante. Le deuil habille également l’ensemble des protagonistes en dehors du quatuor central (Tamino et Pamina, Pagageno et Paganena). En rupture complète avec une certaine tradition de mise en scène, ni Sarastro, ni la Reine de la Nuit n’échappent à la règle de la sobriété de la tenue de deuil, identique en tout point à celle des autres personnages anonymes qui composent le chœur.

Cette uniformisation relève du principe d’interprétation proposé par Robert Carsen et son dramaturge Ian Burton : Sarastro et la Reine de la Nuit sont bien des personnages centraux sans être de nature exceptionnelle. Ils mènent simplement la danse de ce roman (fantastique) d’initiation qu’est ici l’intrigue de La Flûte. Le metteur en scène va même jusqu’à présenter Sarastro et la Reine de la nuit comme les parents de Pamina. On comprend dès lors que la Reine de la Nuit, après son échec, ne disparaisse que momentanément de la scène pour revenir, active mais muette, libérée et transfigurée par la réussite des deux jeunes héros. Cette revisite, cohérente avec l’ensemble des autres aspects de la mise en scène, ne sera pas au goût de tous car elle se démarque très nettement des intentions du livret et engage au final, une lecture globale de l’œuvre, radicalement différente. La finesse de Carsen consiste alors à proposer cette lecture, sans la souligner ou l’expliciter, tirant profit des obscurités du livret.

Schikaneder compose en effet un texte qui n’est pas sans sauts, ambiguïtés ou paradoxes. Le metteur en scène les prend en compte et semble leur donner une existence scénique : les espaces s’ouvrent en effet les uns sur les autres sans qu’on saisisse pleinement leurs relations ou leurs imbrications, tant spatiales que symboliques. Comme dans sa mise en scène des Contes d’Hoffmann, il tire parti de la profondeur de champ du plateau de l’Opéra Bastille, en ouvrant successivement de nouveaux espaces, emboités les dans les autres. C’est l’occasion de susciter de belles images, de celles qui restent longtemps gravées dans la mémoire visuelle du spectateur : Tamino et Papageno descendant sous terre sur d’immenses échelles, seulement éclairés par la béance des tombes.

Cette mise en scène est enfin marquée par la fin de la magie. Ce qui ne signifie pas pour autant la fin du mystère. Robert Carsen ne montre par exemple aucun serpent monstrueux dans la scène d’ouverture, nous évitant ainsi une figuration, très souvent improbable : dragon chinois, manche à air ou simple vidéo. Cette scène d’ouverture est en cela une déclaration de principe : nous ne quitterons que ponctuellement la forêt qui sert de toile de fond, sans cesse nous y sommes reconduits quand bien même elle se serait dissipée pour s’ouvrir sur d’autres lieux. Tamino sort d’une tombe ouverte, à même la terre et sera amené à y retourner pour triompher. Lui seul y voit le serpent. Ce monstre n’apparaitra qu’un peu plus tard lors de l’échange avec Papageno sous la forme d’un anaconda factice. Les Trois Dames reçoivent le même traitement et ne sont pas du tout les ancêtres des Walkyries : aucune guerrière ici, même en dentelles, mais trois femmes en deuil, qui abattent le serpent d’un simple coup de revolver, sorti de leur petit sac-à-main. Robert Carsen semble avoir ôté tout le fantastique du début de l’opéra pour le reporter sur le cœur de l’action : les épreuves et leur symbolique ésotérique. On peut cependant regretter que, très ponctuellement heureusement, ce choix d’un certain réalisme conduise à un prosaïsme moderne mal venu, voire caricatural : le verrou qui clôt la bouche de Papageno est un simple bip de voiture (avec signal sonore ad hoc) et les Trois Garçons, avant de remplir leur mission, jouent au foot.

Pour cette reprise à Bastille, dans une distribution inégale, quelques très belles voix sont présentes. Comme on pouvait s’y attendre, Stanislas de Barbeyrac est un excellent Tamino. Ayant déjà participé à d’autres productions, son interprétation du rôle capitalise ses expériences passées. Sa prononciation allemande, parfaite, est très compréhensible. Même dans les récitatifs, il ne perd jamais sa musicalité. Son jeu de scène est convaincant bien que Tamino ne soit qu’un jeune premier, assez monolithique. Sa voix fait merveille dans cette mise en scène du rôle et il ne perd jamais en justesse, y compris dans les extrêmes de sa tessiture (le rôle mobilisant par ailleurs plutôt le registre haut). Après son beau Pylade de l’Iphigénie en Tauride de Gluck, sur la scène de Garnier, Stanislas de Barbeyrac continue de confirmer son statut de grand chanteur lyrique. Il en va de même de la Pamina de Nadine Sierra, déjà entendue à Bastille dans la Zerlina de Don Giovanni (mis en scène par Michael Haneke). Elle aussi se révèle une bonne comédienne. La vidéo qui tient lieu de portrait devant lequel Tamino tombe amoureux montre à quel point, dans cet exercice difficile qu’est le face-à-face muet avec la caméra, elle peut s’exprimer sans même chanter. Sa parfaite maîtrise technique et sa voix au grain particulier font de chacun de ses airs une réussite. On ne peut en dire autant d’Albina Shagimuratova dans le rôle de la Reine de la Nuit. Son premier air n’est pas convaincant car la chanteuse semble excessivement concentrée sur la maîtrise vocale de sa prestation. Les notes les plus hautes de l’air ne sont pas tenues. Reconnaissons que cette grande aria survient alors que le personnage (et avec lui le chanteur) n’a pas encore eu le temps de réellement prendre vie. C’est un peu à froid que la chanteuse est supposée réussir cet air de bravoure. Le second moment, le fameux « der Hölle Rache… », est plus abouti, mais reste encore scolaire et ne suscite que peu d’émotion. Michael Volle dispose de toutes les qualités vocales et dramatiques pour faire un très bon Papageno : la bonhommie du personnage n’altère jamais une diction et un chant parfaitement maîtrisés. Tobias Kehrer incarne par contraste un Sarastro très sérieux, trop sérieux, sans beaucoup de nuances et à la limite de l’ennui. Le trio des Dames n’est pas toujours en harmonie, à la différence du trio des Garçons, tous très concentrés et touchants. On rendra hommage enfin à l’immense José Van Dam, brève et émouvante apparition sur le plateau, dans le rôle de l’Orateur.

Vu à l’Opéra Bastille. Mise en scène Robert Carsen. Direction musicale Henrik Nánási. Décors Michael Levine. Photo © Emilie Brouchon.