Photo antonija livingstone 50 ©richard louvet copy

& Trembling : a method for an applied polyphony, Antonija Livingstone

Par François Maurisse

Publié le 14 juillet 2017

La canadienne Antonija Livingstone fait cette année partie du programme Nomades, initié par le réseau Nos Lieux Communs, composé de sept structures proposant des temps de diffusions d’oeuvres chorégraphiques dans des lieux naturels ou atypiques. À l’occasion du festival Extension Sauvage, intégré dans ce réseau, elle a présenté dans le jardin français du Château de la Ballue, près de Combourg, une performance conçue in situ, fruit d’une résidence, co-signée avec l’artiste pluridisciplinaire Benny Nemerofsky Ramsay. Si Antonija Livingstone performe aux côté de Benoît Lachambre, Meg Stuart, ou Jennifer Lacey, elle développe depuis quinze ans un travail en solo, à l’image de The Part, créé en 2004. Elle mène également un travail d’ateliers et de résidences au long cours, à partir duquel se déploie une série de performances, comme Etudes hérétiques 1-7, co-créée avec la plasticienne et scénographe Nadia Lauro l’hiver dernier, ou aujourd’hui & Trembling : a method for an applied polyphony, qui se décline en plusieurs formats et qu’on retrouvera à la rentrée dans les jardins du Château de Barbirey-sur-Ouche dans les environs de Dijon pour le festival Entre cour et jardin, ou au Potager du roi à Versailles, à l’occasion de Plastique Danse Flore.

Comme si elles avaient émergé d’un même substrat, Etudes hérétiques 1-7 et & Trembling ont beaucoup de points communs et partagent les mêmes matériaux. Si pour Etudes hérétiques 1-7, la scénographie de Nadia Lauro, une immense moquette bleu turquoise, de grandes feuilles de miroir souples ondoyant dans les mains des performeurs et des coquillages, convoquait un imaginaire marin, ce nouvel opus prend place au cœur de jardins à la française, écrin scénographique remarquable qui fait de & Trembling une pièce environnementale. Cette fois encore, nous retrouvons les cloches helvétiques jouées plusieurs fois de concert par les performeurs, assis en cercle, créant une chorégraphie de mains en se passant les cloches de différentes tailles pour varier les notes et les harmonies, suivant un protocole aléatoire qui de toute manière n’entraîne jamais aucune dissonance.

Véritable pièce déambulatoire, la performance n’a ni début ni fin, et prend place à différents endroits du jardin. S’il n’y a pas de plateau défini et que les spectateurs n’ont pas de places attitrées, c’est qu’ils sont invités à arpenter l’espace du jardin en choisissant d’y suivre, ou non, les interprètes. Plusieurs séquences se déroulent en même temps, et les multiples points de vue ne font qu’accroitre le sentiment d’étrangeté de l’ensemble. Allant d’un point à l’autre, les différents performeurs se croisent, se rencontrent parfois et sont affairés à des tâches diverses. Ainsi dans un coin du jardin, le danseur Bryan Campbell, vêtu d’une combinaison aux couleurs vives, rappelant les tenues des cyclistes ou des patineurs, confronte son corps en perpétuel mouvement à des formes fixes en fer forgé, se situant quelque part entre la sculpture minimale et l’outil de jardinage. Il enfile une des structures autour de son bras, la jambe prise dans une autre, s’accroupit au sol dans l’enchevêtrement de ferraille, s’en dégage, et ainsi de suite.

Ailleurs, presque cachée entre les buis, la danseuse Noha Ramadan, affublée d’un masque d’apiculteur et d’un large chapeau jaune, déploie au sol de grande feuilles de papier blanc et y applique du miel et de la cendre sortie d’un enfumoir à ruche. Elle attrape l’escargot géant Winnipeg Monbijou, et le place parfois sur la composition pour qu’il y laisse une trainée de bave. De temps à autre, les performeuses Louise Dahl et Hana Erdman s’emparent de l’appareil à fumée ou de Winnipeg, les transportent dans d’autres espaces du jardin, faisant le lien entre les différentes séquences. Diffusant dans leur sillage une odeur de paille brûlée, elles lancent des regards amusés aux spectateurs pour qu’ils les suivent.

Dans leur curieuse déambulation, les spectateurs sont invités à s’approcher au plus près des performeurs, à dessiner eux aussi sur les feuilles de papier. A différents moments, de petits dépliants roses leurs sont distribués, sur lesquels des dessins abstraits tourbillonnant forment ce qui pourrait ressembler à un plan, une marche à suivre. L’espace est éclaté en de multiples points d’accroche et de la même manière, la temporalité de la performance est distendue à l’extrême. Les mouvements de chaque danseur, et peu à peu ceux des spectateurs, sont empreints d’une lenteur et d’un calme nonchalants. À un certain moment de la performance, trois des danseurs se retrouvent au centre géographique du jardin et entament une chorégraphie rampante, dissymétrique, comme une sorte de lente improvisation de danse contact. C’est quand Winnipeg Monbijou entre à son tour dans la danse qu’on comprend que la qualité de mouvement des danseurs est directement inspirée de la façon de se mouvoir de l’escargot.

Sans avoir de structure dramaturgique fixe, & Tremling est construit sur le mode du collage. Performance rhizomatique, elle semble introduire l’idée d’un nouveau rapport au monde, un nouveau mode d’habiter et d’agir dans notre environnement, du côté des performeurs comme des spectateurs. Chaque tâche, bien que simple, interroge notre rapport au spectaculaire, et encourage une perception accrue de l’environnement. Par le dessin, nous sommes invités à porter un regard insistant sur un objet en particulier, l’instrument à enfumer les ruches titille notre odorat, les cloches convoquent notre perception auditive et le dispositif d’arrosage du jardin qui à plusieurs moments de la performance est mis en marche et éclabousse les spectateurs, active notre sens du toucher.

À la fin des deux heures de performance, Antonija Livinsgtone traverse le jardin en poussant une brouette pleine de fumier. Après l’avoir renversée au sol et recouvert le fumier d’une poudre dorée, les spectateurs s’attroupent derrière elle. Enfonçant ses pieds dans la matière malodorante, elle répète un geste de plus en plus rapide, imitant un mouvement de lancer, comme si elle ramassait puis projetais quelque chose au dessus des haies qui délimitent l’espace du jardin. A chaque fois plus ample, le déroulé de son bras produit un sentiment hypnotique. Oeuvrant dans la plus stricte écologie (tous les accessoires de la performance, ou presque, ont pu être trouvés sur place), & Trembling étudie de façon subtile les relations entre performeurs, spectateurs et environnement, sans jamais créer de rapport de force. Antonija Livingstone et ses acolytes produisent ici un objet inclassable, une sorte de fantaisie mettant en éveil tous les sens, aiguisant nos perceptions, qu’on ne peut quitter qu’émerveillés.

Vu dans les jardins du Château de la Ballue dans le cadre du festival Extension sauvage. Création et performance Antonija Livingstone et Benny Nemerofsky Ramsay. Avec Noha Ramadan, Louise Dahl, Hana Erdman, Bryan Campbell, Antonija Livingstone et Winnipeg Monbijou. Photo Richard Louvet.