Photo Photo © Richard Louvet

Extension Sauvage 2016

Par Guillaume Rouleau

Publié le 4 juin 2016

Alors que les débats institutionnels sont nombreux sur comment exposer le théâtre, la danse ou la performance dans les galeries, les musées ou les fondations, les débats sur la danse en extérieur, non pas dans l’espace public des villes mais dans l’espace public ou privé des campagnes, se fait discret. Voir la danse contemporaine à « ciel ouvert », dans l’herbe, au milieu des bois, par celles et ceux qui la font aussi dans les institutions consacrées, ne va pourtant pas sans une autre approche de l’institution (au sens de ce qui est institué, comme un festival), de la scène (du sol à la lumière), du public, de la représentation de soi. Avec Extension Sauvage, la chorégraphe et danseuse Latifa Laâbissi et la plasticienne Nadia Lauro avec Marie-Françoise et Alain Mathiot-Mathon, les propriétaires du château de la Ballue, et des équipes de professionnel-le-s et de bénévoles, ont fait le pari de rassembler dans la campagne bretonne des noms connus ou méconnus de la musique, du film, de la danse ou de la performance, de présenter les œuvres qui redéfinissent les arts vivants entre une ville gallo-romaine et les jardins à l’italienne d’un château construit au XVIIe siècle.

Lors de la 5e édition du festival, la chorégraphe et chercheuse Laetitia Doat a donné une conférence intitulé « Natures, voiles et modernités en danse : Duncan, Fuller, Nijinski » à la médiathèque Les Sources. Une conférence suivie d’un atelier – Danser Ducan, Danser dehors – et de soliJ’ai rêvé #3 – dans les jardins du château de la Ballue, à Bazouges la Pérouse. Trois interventions riches d’enseignements autour de trois contemporains de la « Belle époque » (aux autobiographies indispensables à qui s’intéresse à la modernité en danse : Ma vie d’Isadora Duncan, Quinze ans de ma vie de Loïe Fuller – avec une préface d’Anatole France – et le Journal de Nijinski), qui ont utilisé le voile en tissu de soie et la nature comme décor pour danser autrement.

Natures, Voiles et modernités en danse

Part belle était faite lors de cette conférence à Loïe Fuller (1862-1928), qui a fait couler beaucoup d’encre depuis ses première apparitions en 1891 dans des voiles de soie dont la légèreté et la transparence dépendaient du grammage (pongé, crêpe, mousseline, etc.), multicolores – projections lumineuses liées à l’invention de l’électricité ; de Stéphane Mallarmé qui écrivait sur elle dans ses « Considérations sur l’art du ballet et la Loïe Fuller » en 1893 : « (…) qu’une femme associât l’envolée de vêtements à sa danse vertigineuse et puissante au point de les soutenir, à l’infini, comme l’image de sa seule expansion. » Peinte par Toulouse Lautrec, Loïe Fuller portait le voile qu’elle agitait pour exciter l’imaginaire d’un public nombreux, souvent imitée (les vidéos en lignes sont des suiveuses). Contrairement aux imitations, Loïe Fuller bouge son tronc, se penche, ne fait pas qu’agiter les bras. Des bras qu’elle agite à l’aide de tiges de bambous, trouvaille qu’elle fit breveter et qui lui permit des mouvoir la soie en spirales, lors de la danse du Lys ou de la danse Serpentine, chères au symbolisme et à l’art nouveau dans la stylisation de la nature.

Le voile de soie, voilant tout en dévoilant, a servi l’érotisme de Nijinski dans L’après-midi d’un faune sur le Prélude à l’Après-midi d’un faune (1892-1894) de Claude Debussy, lui-même composé à partir du poème de Stéphane Mallarmé L’Après-midi d’un faune (1876). Le final de cette pièce des Ballets russes de Serge de Diaghilev, donnée pour la première fois en 1912, montre le voile à terre de Nijinski, chorégraphe et interprète principal devenu ce faune qui ôte sa tunique tachetée pour rejoindre les nymphes. Le voile, chez Nijinski ainsi que chez Isadora Duncan accentue les effets de bas-reliefs. Le voile établi des postures, de celles que l’on peut voir sur les fresques romaine à celles des plis et replis de la Renaissance. Isadora Duncan, soutenue par Loïe Fuller, proche de Nijinski, jouait aussi de la nudité sous le froissement des étoffes : le corps n’est plus contraint par des corsets ou des tutus mais se meut dans des costumes légers et évocateurs. Dans les jardins du château de la Ballue, Laetitia Doat proposait ainsi de danser, en s’inspirant de ces trois chorégraphes qui ont souvent pris la nature comme décor, en extérieur ou sur scène. L’atelier était l’occasion d’apprendre à manier ces tiges de bambous pour agiter les voiles de la mémoire et lors de J’ai rêvé #3, en dansant « à la manière de », de partager la surprise des contemporain de Loïe fuller, Vaslav Nijinski ou Isadora Duncan face à ces danses, alors inédites, fantasmagoriques où la soie servait la transformation du soi.

Une mystérieuse Chose, a dit e.e. cummings

La chorégraphe portugaise Vera Monteiro a reprit son solo – Une mystérieuse chose a dit e.e. cummings – conçu en 1996 pour l’ « Hommage to Joséphine Baker » organisé par le théâtre Culturgest de Lisbonne. Cette « mystérieuse chose », c’est Joséphine Baker (1906-1975), originaire du Missouri, danseuse de Broadway arrivée à Paris en 1925 où elle dansera, exhibée, à La revue nègre du théâtre des Champs Elysées ou aux Folies bergères, cintrée de bananes. « Mystérieuse chose », l’expression vient de l’écrivain et peintre e.e. Cummings (1894-1962), qui décrira l’une de ses apparitions parisiennes, La Folie du Jour, dans son article « Vive la Folie ! » paru en 1926 dans Vanity Fair : « She enters through a dense electric twilight, walking backwards on hands and feet, legs and arms stiff, down a huge jungle tree—as a creature neither infrahuman nor superhuman but somehow both: a mysteriously unkillable Something, equally nonprimitive and uncivilized, or beyond time in the sense that emotion is beyond arithmetic ». En en parlant comme « Something », entre la civilisation et la sauvagerie, dans cette mouvance du primitivisme, de l’exotisme des « Années folles » associés à ces danseurs dont la peau n’est pas blanche, e.e. Cummings place Joséphine Baker dans un indéterminé que Vera Mantero reprend pour interroger la perception du danseur par le public.

Le sauvage est accentué, 20 ans après, par le lieu de la représentation, une allée de châtaigniers en bordure du château de la Ballue, à Bazouges la Pérouse, et les modalités de la représentation. Comment, pour une danseuse blanche portugaise de la période post coloniale donner présence à cette danseuse noire américaine dont les représentations étaient des projections des aspirations coloniales occidentales ? Vera Mantero a choisi la voix, grimée en une créature marron aux pattes de bouc dans lesquelles elle se tient en demi-pointe, en déséquilibre sur cette terre aux reliefs irréguliers. Un déséquilibre verbal également. Des mots qu’elle énonce par murmures, par cris, par aspirations. Vera Mantero arrive de loin. « Une impossibilité. Une tristesse. Un chagrin. Atroce ». Sa peine relate la violence qui peut s’exercer par les qualificatifs sur ceux qui dansent, ces difficultés à saisir l’autre par les mots. « Une non-volonté. Une non-possibilité. Une non-construction. Une non-vision. Atroce ». Ses bras, ses mains accompagnent ses mots, les affirmations mêlées d’hésitationss. Vera Mantero se rapproche du public durant vingt minutes, jusqu’à cette phrase finale, mystérieuse, qu’aurait pu formuler e.e. cummings. Une chose mystérieuse qui est ce corps mouvant de la danseuse, du danseur, face aux publics.

…Although I live inside…

La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin et la danseuse franco-béninoise Sophiatou Kossoko ont élaboré en 2004 …Although I live inside… my hair will always reach towards the sun… (…Bien que je vive à l’intérieur… mes cheveux pousseront toujours vers le soleil…) lors de Montpellier danse. Une pièce qui se sert des attentes d’une chorégraphe envers sa danseuse, de l’efficacité de sa narration et de son interprétation, pour secouer le public.

Sophiatou Kossoko, sandales à talons dorés, robe à fleur satinée, sous lequel elle porte un maillot de bain une pièce doré, coupe afro, fait quelques pas sur La gadoue de Jane Birkin en apportant de grandes théières zébrées de couleurs. « Voici ce que ma chorégraphe me fait faire… J’ai bien essayé de lui dire que les théières n’étaient pas nécessaires mais elle m’a répondue » : « Well, well, you know Sophiatou… » ; « …Et je me suis laissé convaincre. Elle m’a même demandé de faire ça ». Ce ça, c’est une chorégraphie sur Toute la musique que j’aime (« …elle vient de là, elle vient du blues… ») de Johnny Halliday, s’écrouler dans des piscines gonflables sorties des buissons, manger de l’herbe en marchant à quatre pattes (« …le blues ça veut dire que je t’aime… »). La narration d’…Although I live inside… my hair will always reach towards the sun… autorise un comique fait de débordements. Le ridicule des situations, voulu par la chorégraphe et l’interprète, est anticipé, orienté par le récit de Sophiatou Kossoko qui, relatant son travaille avec Robyn Orlin, rend cette dernière – absente de l’espace scénique – responsable de ses déboires, de ses frustrations de danseuse.

Derrière la frustration feinte, il y a la gratification pour Sophiatou Kossoko de pouvoir manier l’absurde, avec assurance, revendiquant un statut de danseuse africaine contemporaine, affirmant une « oui-danse ». Une danse qui malgré les plaintes adressées à Robyn Orlin est sensuelle, sexuelle, festive. …Although I live inside… my hair will always reach towards the sun… emploie la dérision en permanence, comme lorsque Sophiatou Kossoko montera sur ces palettes de bois pour installer les piscines gonflables, placer un jet d’eau au sommet, et transformer le dénivelé en cascade de plastique le long de laquelle elle réunira le public et lui demandera de danser, by the river, en Bretagne. Come on and dance! enjoint Sophiatou Kossoko. No exit. Just do it ! Sophiatou Kossoko transmet cette volonté de danser, parvient à faire danser amateurs et professionnels, en maîtresse de cérémonie funky – sortie d’un ouvrage de Lewis Carroll, aux côtés de ce chapelier qui essaye de faire entrer un loir dans une théière dans Les aventures d’Alice au pays des merveilles.

Vu à Combourg et dans les jardins du Château de la Ballue dans le cadre du festival Extension sauvage. Photo © Richard Louvet.