Photo © Marc Stephan

Empire & Five Easy Pieces, Milo Rau

Par Nicolas Garnier

Publié le 23 mars 2017

Après avoir présenté les deux premiers volets de sa trilogie sur l’Europe, The Civil Wars en mars 2015 et The Dark Ages en février 2016, le metteur en scène suisse Milo Rau revient au Théâtre des Amandiers pour conclure la série avec Empire. À cette occasion, il en profite pour présenter une autre création récente, Five Easy Pieces qui, par contraste avec la trilogie européenne, aide à cerner les enjeux de son « théâtre du réel ». Si dans la première proposition ce sont, comme dans les précédents opus, quatre comédiens adultes qui livrent sur scène un récit autobiographique en noir et blanc face caméra, la seconde pièce introduit une petite troupe de sept enfants âgés de 9 à 12 ans rassemblée autour d’une figure adulte tutélaire et ambiguë. Dans l’une comme dans l’autre œuvre, le dramaturge, sociologue de formation, convoque les impensés et les non-dits qui sont aux fondements de la société pour les faire comparaître publiquement.

Un même parti pris scénographique tisse des liens entre les différents opus de la trilogie européenne. Les spectateurs sont accueillis par un fragment de façade à l’échelle un dont l’architecture, avec ses arcs brisés, évoque un imaginaire orientalisant. Rapidement cette enveloppe externe est retournée, le décors pivote sur lui-même et dévoile la reconstitution fidèle d’une salle à vivre surmontée d’un grand écran. Cette dialectique entre intérieur et extérieur, entre espace privé et public, est récurrente dans le travail de Rau, et Empire ne fait pas exception à la règle. C’est donc à l’abri de cet espace domestique que les témoignages des quatre comédiens vont pouvoir se développer. Les protagonistes ne sont pas seulement comédiens pour l’occasion, c’est aussi leur métier. Chacun représente une nationalité ou une communauté différente : grecque (Akillas Karazissis), roumaine (Maia Morgenstern), syrienne (Rami Khalaf) et kurde (Ramo Ali). Le centre de gravité européen qu’expose la trilogie se déporte sensiblement de l’Ouest vers l’Est, vers les frontières d’une Europe élargie, renvoyant à l’histoire millénaire qui lie les peuples du bassin méditerranéen.

Comme la scénographie, le dispositif reste le même. Les comédiens se succèdent face à une caméra qui les filme et retransmet l’image en noir et blanc sur le grand écran qui surplombe le module scénique. La sobriété de l’ensemble produit une esthétique impersonnelle, à la frontière entre la confession et la déposition administrative. De la lenteur du phrasé dit sans emphase à l’expressivité retenue des visages, tout concourt à déjouer les effets de spectacularisation. L’usage de la caméra contribue par son effet de proximité à construire une intimité avec les comédiens qui dévoilent un petit pan de leur vie.

Si pour les autres volets de la trilogie les figures tutélaires étaient Tchekhov et Shakespeare, cette fois c’est d’une manière moins ciblée les grandes tragédies antiques qui servent de moteur à l’écriture. Il s’agit pour Milo Rau de réduire les personnages à des figures, à des masques tout en surface, qui se caractérisent moins par une quelconque intériorité que par des interactions avec le monde. Les récits dépeignent des situations d’exils, d’exodes et de déracinements qui sont malheureusement le lot de nombreuses populations aujourd’hui, spécifiquement dans la région mythique du Croissant fertile. La narration autobiographique s’élève à un certain degré d’abstraction pour évoquer des situations qui frappent un nombre toujours grandissant de personnes, et qu’il est urgent de penser autant dans leur communauté de destin que dans leur singularité. C’est un tel double mouvement que les témoignages des quatre comédiens d’Empire laisse entrevoir.

Les questions de la famille, de la filiation et du deuil reviennent comme fils rouges tragiques des témoignages. Les parents, symbole d’une histoire bien concrète, d’un héritage inscrit jusque dans la matérialité du sol, les parents donc disparaissent et avec eux un pan d’histoire dont il faut désormais porter la mémoire au-delà du territoire originaire. Et dans ce deuil survit malgré tout une forme d’espoir paradoxale, un espoir qu’on pourrait dire tragique, qui dans la perte continue d’avancer avec toute l’énergie d’un corps vivant résistant jusqu’au bout à la mort.

Cette tension paradoxale entre menace morbide et énergie vitale se retrouve pleinement dans la seconde proposition de Milo Rau, Five Easy Pieces. Le point de départ du spectacle, faire jouer par des enfants une pièce de théâtre sur le pédophile Marc Dutroux, frôle avec le mauvais goût seulement pour l’esquiver habilement. La petite troupe est menée par un personnage adulte (Peter Seynaeve) dont le rôle est ambivalent, jouant tout à la fois celui de metteur en scène et celui, latent, du pédophile. C’est l’occasion d’une réflexion sur l’activité de mise en scène elle-même et le rapport qu’elle induit aux comédiens.

Les sept enfants sont conviés à une audition. Ils répondent plus ou moins docilement à l’appel de leur nom par Peter dont le visage est retransmis sur un grand écran surplombant la scène. Les jeunes comédiens sont sommés de d’exhiber leur nom, leur âge, leur centres d’intérêts, leurs ambitions, bref, ils sont sommés d’offrir tout une part de leur intimité au public tandis que derrière eux, la figure du metteur en scène les scrute dans l’ombre, animée par un mélange de bienveillance et d’intérêt mal placé.

Contrairement à Empire, dans lequel les comédiens professionnels jouent leur propre rôle et participent à la création du spectacle lors de phases d’improvisation, les jeunes acteurs de Five Easy Pieces incarnent leur rôle comme on porte un déguisement, sans que la question de la fusion ne se pose jamais. Ils jouent la comédie au sens fort du terme, et leur prestation s’avère impressionnante. On retrouve à nouveau la dialectique de l’intériorité et de la surface. Un trouble naît chez le spectateur du fait de ne jamais savoir exactement jusqu’à quel point et selon quelles modalités les enfants intériorisent les paroles qu’ils déclament, dans lesquelles pourtant les tabous sont légions.

Milo Rau joue précisément des peurs collectives associées à ces tabous. Sa mise en scène reprend les tropes visuels des enquêtes criminelles et des faits divers à sensation. Par un jeu de modules mobiles représentant des fragments de décors réalistes, on retrouve toutes les étapes et tous les lieux typiques, de l’interview chez l’habitant à la reconstitution sur la scène du crime, en passant par l’entretien avec les forces de l’ordre. Les enfants sont alors interviewés face caméra, en noir et blanc, dans le style administratif caractéristique du metteur en scène suisse.

Ces derniers, par leur application sournoise, en viennent presque à caricaturer le style sobre et à en faire une parodie de lui-même. Toutefois d’autres séquences viennent ajouter une nouvelle dimension à la scénographie, lorsque les enfants rejouent sur scène des séquences filmées avec des comédiens adultes. La synchronisation entre les deux espace-temps, le télescopage des temporalités, provoque un effet à la fois drolatique et angoissant. Les figures enfantines sur scène sont là comme un écho sourd à la disparition évidente des corps d’enfants dans les films, victimes occultées qui crèvent l’écran par leur absence.

Le décalage entre les deux propositions du dramaturge Suisse permet de mieux saisir certaines particularités de son théâtre qui pourrait être trop hâtivement qualifié de « réaliste ». La dimension fictionnelle évidente dans le dernier spectacle rappelle que celle-ci n’est pas absente, même si elle est moins visible, des autres œuvres. De même la dimension réflexive des pièces apparaît plus marquée. À n’en pas douter, une des grandes forces de Milo Rau tient justement dans l’articulation qu’il parvient à opérer en toute sobriété entre des questionnements sociétaux touchant un large public et des réflexions sur le médium littéraire et théâtral par lesquelles il n’oublie pas sa situation de producteur d’artefacts esthétiques. On retrouve encore et toujours cette dialectique entre l’intérieur et l’extérieur.

Empire et Five Easy Pieces, vu au Théâtre Nanterre Amandiers. Conception, texte et mise en scène Milo Rau. Création décor et costumes Anton Lukas. Photo © Marc Stephan.