Photo Alain Scherer

Dumy Moyi, François Chaignaud

Par Céline Gauthier

Publié le 3 mars 2017

Avec son flamboyant solo Dumy Moyi, inspiré des rituels chamaniques, le danseur et chorégraphe François Chaignaud donne à éprouver la symbiose organique du chant et de la danse. Sa voix s’élève des profondeurs de son corps et ses gestes amplifient et délient les notes d’un chant hypnotique, chargé d’une intensité singulière.

Les spectateurs se pressent dans la fosse du « Foyer des danseurs » encadrée d’épais poteaux de béton ajourés ou s’accoudent sur le parapet de la galerie qui le surplombe. Ils se dévisagent et patientent, immobiles. Dans un silence épais, éclairé par un petit projecteur promené autour de lui, François Chaignaud surgit : étrange créature chatoyante vêtue d’un volumineux plastron enrichi de volutes de ruban et de tissu, harnaché en guise de jupe d’une large corolle de plastique rehaussée de galons et de fleurs en plastique. Chacune de ses articulations est ornée d’un bracelet de plumes et de joyaux pourpres ; sa tête disparaît presque sous un imposant chapeau pailleté : un assemblage incongru où l’excentrique se mêle d’une élégante préciosité. Courbé vers le sol, méconnaissable tant il est grimé, il ondule avec souplesse, délie ses poignets et se cambre : la douce oscillation de son bassin se propage dans sa jupe qui tournoie en crissant. Un bien curieux personnage, fascinant autant que redoutable parce qu’il tient dans sa main un serpent laiteux dont la langue fourchue darde vers nous alors qu’il déambule entre les spectateurs et s’approche jusqu’à nous frôler. Majestueuse et solennelle, sa haute silhouette paraît pourtant étrangement déformée, comme boursouflée par les nombreuses pièces de son costume qui entravent ses gestes, bruissent et chuintent au rythme de ses pas.

À l’apogée de cette étrange incursion retentissent les premières notes d’un chant qui semble s’élever sans origine et résonne d’une orgueilleuse puissance dans l’espace exigu. François Chaignaud s’érige en maître chamanique, magnifié par un intense travail du souffle qui confère à sa voix une force inouïe, décuplée par un chant monodique aux sonorités caverneuses, presque inhumaines. On croit reconnaître les inflexions de chants ancestraux, psalmodiés dans des langues inconnues, slaves ou hindoues, déclamés a cappella ou accompagnés en sourdine d’une douce mélodie. Le timbre de sa voix se fait parfois plus cristallin, à la manière de celle des castrats : un chant médiéval, tendre et joyeux, met à nu l’ampleur d’un jeu de travestissement désormais étendu jusqu’à ses cordes vocales, dans une performance gestuelle et sonore où les ondulations de son torse bouleversent les modulations de son chant. Sa gorge se gonfle et ses doigts se crispent ; le chant s’élève d’un long râle sourd alors qu’il gît à plat ventre sur le sol.

Chaque mouvement façonne la tonalité future du chant qui éclot dans un murmure ininterrompu et empressé. Accroupi, parfois rampant il se dépare peu à peu et jonche le sol de plumes et de paillettes pour librement tournoyer, battre des mains et sautiller, désormais presque nu. Il impose à ceux qui croisent son regard une présence quasi animale, pourtant hybride et versatile, incarnée dans de menus détails : ses faux ongles recourbés et laqués dont il griffe le sol font écho à la pointe de ses pieds, dressés comme les ergots des oiseaux empaillés qui ornent son chapeau ; ils lui offrent un équilibre audacieux mais instable. Il se risque enfin à aborder une traîne de bois si haute et torsadée qu’elle surpasse celle de tous les paons ; fichée dans son dos, elle érafle le plafond du studio ou bascule dangereusement vers le sol lorsque lui-même se penche. Accessoire exubérant et prothétique qui soutient le rythme hypnotique d’une performance dont on frissonne encore.

Vu au Centre National de la Danse à Pantin. Conception et interprétation François Chaignaud. Costumes Romain Brau. Photo © Alain Scherer.