Photo Wonge Bergmann

Drugs kept me alive, Jan Fabre

Par Céline Gauthier

Publié le 17 mars 2016

Jan Fabre met en scène avec Drugs kept me alive une œuvre d’une intensité rare, où la danse et la parole s’unissent pour révéler la fragilité du corps malade. Une pièce portée par l’urgence et le plaisir fou d’être en vie.

Un personnage chancelant arrive sur la scène encadrée par des rangées de flacons garnis de potions et de pilules.  Bonnet conique enfoncé sur la tête et lunettes à monture épaisse, il prend place sur le plateau, véritable champ opératoire dans lequel sont disposés les ustensiles qu’il manipule avec précaution, de ses mains gantées de blanc : une table sur roulette où reposent une cuve de vapeur et une unique bougie ; suspendu aux tringles, un objet métallique et fuselé qui se révèlera être une machine à mousse. Le personnage qui vient de surgir a tout d’un savant fou mais ses gestes sont ceux d’un fragile alchimiste, drôle et subtil. Il évoque avec nous la maladie et le sida, une pathologie tout autant qu’une manière particulière de vivre son corps. C’est celui-ci qu’il expose au regard du public, avec affront et audace, lorsqu’il glisse les flacons un à un sous sa chemise, métaphore douloureuse du rituel médical quotidien.

Portée par un humour noir, grinçant comme la semelle de ses baskets qui crissent sans cesse sur le sol, la pièce se veut sous de faux air ludique une danse du corps malade, affaibli mais triomphant, ponctuée de faux slogans publicitaires annoncés par un flash lumineux et une sonnerie stridente. Il nous fait ressentir toute l’ironie d’un corps devenu objet de la médecine et de l’hygiène, joue avec les noms burlesques et ronflants des médicaments, ces gélules dont il compare l’apparence à celle d’un « ready-made » surréaliste. Mais la meilleure drogue reste l’endorphine, celle que le corps produit lors d’une nuit d’amour et d’ivresse, qu’il mime avec grivoiserie. Une danse lascive de night-club, entravée par son ventre gonflé de fioles ; il évoque par les mots l’acte sexuel, qui résistent et grondent dans sa gorge nouée d’excitation, enflent son visage de grimaces puis éclatent d’une voix charnelle, jusqu’à l’extase. il ingurgite par flacons entiers les pilules dans sa bouche pleine à déborder, elles se collent et s’engluent sur son torse, tels d’amers confettis. Il se roule sur le sol jonché de gélules et s’exclame : « je suis une pharmacie dansante ! ».

Une performance subtile et fragile, à l’image des bulles de savon qu’il choisit comme métaphore du corps malade, à peine protégé par la membrane d’une pellicule de savon, bulle d’oxygène toujours prête à éclater. Un petit monde transparent mais clos, où il n’y aurait assez d’air que pour lui. Il jongle avec les bulles qu’il fait naitre d’un cercle de plastique humecté d’eau savonneuse, immenses sphères translucides, si grandes qu’il y glisse son bras, tandis que derrière lui la machine déborde d’une mousse épaisse qu’il saisit à pleines poignées et dans laquelle il finit par s’étendre, épais coussin moelleux à la volupté éphémère.

C’est la vie que Jan Fabre célèbre ici par la danse, le mouvement anonyme et quotidien, servi par le performeur Anthony Rizzi qui incarne à la perfection une infinité de personnages, vieillards ou gogo-dancers, croqués l’espace de quelques secondes. Bien vite les effets de la drogue le rattrapent, évoqués par ses gestes saccadés et sa voix qui résonne en écho jusqu’à se trouver tout à fait déformée, inaudible. Un monologue chorégraphique interprété avec finesse et humour, qui met en scène les réactions du corps tiraillé par son addiction à la médecine, plus aliénante que la maladie elle-même : lorsqu’ingurgiter les pilules devient un geste mécanique, la danse se veut le reflet de cette accoutumance. Un exercice d’introversion poussé à son extrême limite, jusqu’à mettre en abyme les conditions de sa propre performance ; l’interprète se fait funambule, et jongle entre le plaisir de la drogue et le désir de liberté.

Vu au Théâtre de la Bastille. Texte, mise en scène et dramaturgie Jan Fabre. Performance Antony Rizzi. Musique Dimitri Brusselmans. Photo Wonge Bergmann.