Photo Hervé Véronèse

DFS, Cecilia Bengolea & François Chaignaud

Par Guillaume Rouleau

Publié le 16 décembre 2016

Vlovajob Pru, compagnie de François Chaignaud & Cecilia Bengolea fondée en 2005, invitée en 2015 par le Tanztheater Wuppertal (aux côtés de Theo Clinkard et Tim Etchells) avait pour l’occasion créé avec les danseurs de la Pina Bausch The Lighters Dancehall Polyphony. Un titre et une démarche qui pourraient être ceux de leur dernière pièce DFS, acronyme volontairement mystérieux, blaze alternatif et extensif pour englober des collaborateurs qui jonglent entre chants polyphoniques français du XIVe siècle et Dancehall jamaïcain de la fin du XXe siècle à nos jours. Lors du festival d’automne à Paris, pour la première française à l’espace 1789 de Saint Ouen, DFS se situait dans le prolongement des excellents ДУМИ МОЇ – DUMY MOYI (2013) et DUB LOVE (2014), recherches chantées sur des rythmes et mélodies anciens et internationals et recherches dansées sur les ramifications complexes du Dancehall. Hybridation qui laisse ici perplexe.

DFS a pourtant des qualités certaines. Celle de faire entendre a capella les chants de Guillaume de Machaut (env. 1300-1377), proches des polyphonies géorgiennes actuelles étudiées par François Chaignaud. Celle de transposer sur scène une pratique du Dancehall telle que développée et observée par Cecilia Bengolea lors de ses fréquents séjours dans la capitale jamaïcaine, Kingston. Une transposition qui passe par la démonstration de gestes avec des interprètes locaux reconnus tels que Damion BG Dancer et Joan Mendy. DFS est un rapprochement des hétérogènes : époques différentes, lieux différents, actions différentes. Il existe cependant une exigence de pluralité et de communauté pour chacune de ces expressions. Chez Guillaume de Machaut, les voix sont complémentaires : à l’instar des couleurs, les timbres se mélangent suivant des proportions précises qui donnent des tonalités précises. Les voix sont complémentaires par un désir de communauté. Dans le Dancehall , lors des soirées sound systems, les danseurs sont en teams, en crews, suivant les mêmes pas, délivrent des messages en commun.

La danse classique/contemporaine revisitée, quant à elle, est ici un exercice technique en tension avec les codes gestuels, les répertoires du ragga, raggae, dub, ska, etc. À l’instar des chants de Guillaume de Machaut avec les enregistrements de musiques Dancehall. Trois danseuses classiques/contemporaines sont en effet sur scènes, chantant, dansant, entamant de brefs battles. Valeria Lanzara, Erika Miyauchi, Shyia Peng en collants et justaucorps de classique, combinent leurs voix, rejoints par François Chaignaud en survêtement ; combinent leurs pas, avec les deux membres de Vlovajob Pru plus Damion BG Dancer et Joan Mendy, sur le tapis de la scène qu’éclaire une ligne de néon rouge en hauteur, sans accumulation d’artifices ; scène parfois plongée dans le noir pour mettre en valeur les voix. Les gestes de la danse classique/contemporaine sont appliqués au Dancehall, comme les pointes de ballet, qui rappellent les extensions, les équilibres et déséquilibres de DUB LOVE sur la dub du dj HIGH ELEMENTS. À la pointe du Dancehall, François Chaignaud et Cecilia Bengolea mettent le Dancehall sur pointes, en donne d’autres interprétations, d’autres transformations possibles.

Derrière ces choix affleurent une origine et une tradition. Celle de la France du XIVe de Guillaume de Machaut, dirigée entre 1285 et 1422 par Philippe le Bel, Louis X, Jean Ier, Philippe V le Long, Charles IV, Philipe VI, Jeanne II, Jean II, Charles V le Sage ainsi que Charles VI le bien aimé. Une période emprunte de superstitions, entre Guerre de Cent Ans et Peste noire. Celle, d’autre part, de la Monarchie constitutionnelle jamaïcaine, avec Elizabeth II comme souveraine, Patrick Allen (pasteur de l’église adventiste du 7e jour) comme gouverneur et l’actuel responsable du parti travailliste, Andrew Holness, en premier ministre (La Jamaïque est indépendante dans le cadre du Commonwealth depuis le 6 août 1962). Politique et artistique ont un lien étroit. Politique liée au clergé pour le chanoine Guillaume de Machaut, représentant de l’Ars Nova, qui se démarque de l’Ars antiqua par l’usage, entre autres, de la polyphonie (en réaction au chant monophonique) et de l’isorythmie. Politique liée à la domination anglaise dans le Dancehall (réaction à l’esclavagisme mis en place par l’Angleterre au XVIIe siècle, à la pauvreté des shanty towns, via la mise en avant de la basse dans le dub par exemple). C’est à chaque fois une approche singulière du cosmos par les mouvements dansés, chantés, que l’on aperçoit lors de DFS. Des approches remixées, « remélangées », par Vlovajob Pru directement sur une scène.

Un remix qui donne malheureusement l’impression d’assister à une répétition confuse : passages maladroits d’une partie chantée à une partie Dancehall, cours express de danse jamaïcaine pour le public sur scène (comme pour leur récent Tour du monde des danses urbaines en dix villes, en collaboration avec Ana Pi), engagements hésitants de chacun des danseurs, irréprochables techniquement, lors de la succession des danses groupées, etc. Recontextualiser ces danses et ces chants peine ici à convaincre, sans doute en raison de la séparation nette entre le public et la scène, la séparation nette entre la scène et ces danses de rue, la séparation nette entre chants moyenâgeux et beats Dancehall. L’approche de Cecilia Bengolea et François Chaignaud ne parvient pas ici à trancher entre pédagogie et folie du remix. Pas encore.

Vu à l’Espace 1789 / Saint-Ouen, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Conception, Cecilia Bengolea et François Chaignaud. Photo © Hervé Véronèse.