Photo © Kalle Nio

Cutting Edge, Kalle Nio / WHS

Par Céline Gauthier

Publié le 23 novembre 2016

Le finlandais Kalle Nio et son groupe WHS s’approprient avec talent le motif circassien de la décapitation dans une pièce habilement construite comme une peinture en trompe-l’œil. Théâtre visuel, magie et danse sont à leur tour convoqués pour transcender l’innommable par les gestes et les corps.

Kalle Nio et ses interprètes font rugir sous nos yeux une véritable machinerie scénique où les écrans et tissus se superposent pour bouleverser nos perspectives, dans un dispositif vertigineux où le plateau semble toujours prêt à basculer vers les profondeurs chthoniennes que l’on croit apercevoir au travers d’un voile translucide. Au premier plan, ce dernier semble tendu entre la scène et nous, bien moins pour la dissimuler que pour donner l’envie d’y glisser son regard lorsque le tissu tressaille, mu par un souffle invisible. La tension monte peu à peu sous l’effet d’un paysage sonore qui pourrait restituer les murmures de la foule en place de Grève. Les danseurs semblent nous intimer de regarder ce face à quoi nous détournons habituellement les yeux ; illusions magiques qui échappent à l’entendement, scènes cruelles et corps démembrés dévoilant leurs entrailles fumantes. Tout concourt à défier sans cesse la crédulité de notre regard et les lois de la pesanteur, car dans un tourbillon d’images presque floues les numéros s’enchaînent. Quelquefois l’attention est suspendue : la tête sculptée qui semble flotter au dessus du sol est-elle le fruit d’un mirage ou le miracle d’un spectre holographique ? Tranchée d’un coup d’épée victorieux, elle se brise au sol avec fracas mais ses éclats disparaissent à l’instant.

Magnifiée par ces multiples anecdotes subtiles, la pièce jamais ne s’altère dans la narration morbide d’un thème sanglant : entre les lignes du récit poignant d’une décapitation médiévale qui résonne pour nous étrangement aujourd’hui affleure pourtant une délicatesse certaine. La pièce puise avec élégance dans les références de l’imaginaire culturel collectif et souligne l’importance du motif pictural de la tête tranchée. Sa représentation chorégraphique demeure, elle, inédite. Les danseurs en explorent les actes fondateurs mais aussi les qualités corporelles qui en résultent. Cette barbarie esthétisée qui affleure dans la procession des cadavres un à un charriés, pantins de tissu acéphales et glaçants dans leur molle inertie, n’est pourtant que surface. Les corps paraissent désossés dans un jeu de miroir, la mutilation reste factice dans une caisse à double-fond et les hurlements ne sont que bruitages. Les techniciens quelquefois apparaissent sur le plateau comme pour désamorcer plus encore la supposée toute puissance du prestidigitateur plein d’astuces et malicieux. Nous voici plongés au cœur du vertige baroque des vanités et de l’illusion, couronnée d’une inquiétante épée de Damoclès ici incarnée par une tronçonneuse vrombissante qui tournoie autour d’un duo fascinant, presque désincarné.

Cutting Edge explore la présence scénique de la chair humaine, nimbée d’un doux halo mystérieux ou de la lumière crue des néons intermittents. Les costumes de squelettes cohabitent avec les robes somptueuses et brodées d’or, Saint Jean Baptiste et Che Guevara sont élevés au rang d’icônes sérigraphiés sur l’avant des t-shirts. Au cœur de cet étourdissant frisson le geste dansé finalement triomphe, porté par la majesté d’un chant choral a cappella. Le trio drolatique esquisse une pantomime millimétrée, carnaval où chacun endosse tour à tour les stigmates du bourreau et de sa victime. La pièce trouve son équilibre dans le va-et-vient harrassant de ses interprètes qui s’échinent tels des forcenés sans espoir à gravir un plan incliné et glissant. Sur son socle toujours ils échoueront, recueillis par une frêle silhouette qui les manipule sans manières. Ce paysage doux et apaisé reste cependant empesé de ce qui lui a précédé : la danse n’en surgira que plus forte.

Vu au Théâtre de la Cité International dans le cadre du programme de la Fondation d’Entreprise Hermes New Settings. Photo © Kalle Nio.