Photo 8 cuckoo

Cuckoo, Jaha Koo

Par Nicolas Garnier

Publié le 12 mars 2019

De plus en plus d’objets connectés s’invitent dans notre intimité et ces instruments technologiques deviennent autant de capteurs immergés dans la vie quotidienne. À la manière de baromètres, ils prennent le pouls des foyers où ils sont installés, aussi apprendrait-on beaucoup de choses sur l’état du monde actuel si l’on pouvait les faire parler. Ce postulat sert de point de départ au metteur en scène coréen Jaha Koo pour son spectacle Cuckoo. Il dote ainsi trois autocuiseurs, ces ustensiles de cuisson automatique du riz, d’une voix synthétique, afin de les transformer en interprète stoïque et pince-sans-rire de la société coréenne contemporaine.

Ce sont donc trois « Cuckoo » qui partagent la scène avec Jaha Koo. Cuckoo est le nom donné à des autocuiseurs utilisés massivement en Corée du Sud. À l’image du Frigidaire devenu synonyme de réfrigérateur, Cuckoo est une marque à succès qui s’est imposée au début des années 2000. Sa date de naissance n’est pas anodine car elle correspond au lendemain de la crise économique qui a frappée le pays dès 1997. Les autocuiseurs sont les témoins muets du changement de société qui s’opère à ce moment-là. Ils incarnent le choc des échelles, entre celle, intime, de millions de foyers sud-coréens, et celle, sociale et politique, des décisions économiques qui ont déterminées l’avenir de la société sud-coréenne au début des années 2000.

La proposition de Jaha Koo se déploie dans cet écart où les effets globaux se font sentir à une échelle microscopique. Elle s’ouvre ainsi par une série d’extraits vidéos de manifestations réprimées dans la violence. Ces images expriment une tension rentrée qui travaillera sourdement les spectateurs tout au long de la performance. En contrepoint à ces images publiques violentes qui instaurent un climat délétère, le metteur en scène se sert des autocuiseurs, installés dans l’intimité de millions de foyers, comme caisses de résonance pour écouter l’écho indirect du monde politique et économique. Interpellant lui-même le public ou se servant des voix synthétiques à la manière d’un ventriloque, Jaha Koo évoque le sentiment de solitude qui s’est répandu progressivement chez les amis de sa génération. Plusieurs de ses camarades se sont suicidés, et une mort en particulier continue de le hanter, celle de son ami Jerry.

À travers l’histoire de Jerry c’est un destin commun qui se dessine, destin qui mène à une mort absurde sans autre ressort qu’un sentiment profond de solitude. À travers une narration intime et touchante, Koo remonte le fil vers ce qu’il estime être la source de cette épidémie contemporaine. Il identifie celle-ci dans une personne qui incarne l’emprise de la finance sur la politique sud-coréenne, Robert Rubin, secrétaire du Trésor sous la présidence de Bill Clinton entre 1995 et 1998 qui décida, au moment de la crise financière en 1997, des termes selon lesquels les Etats-Unis allaient venir en aide à la Corée du Sud. Le résultat fut sans appel : une mainmise des USA sur l’économie du pays, forme explicite d’impérialisme néocolonialiste.

À rebours de l’extrême gravité du contexte, le ton général de Cuckoo reste léger et sans pathos. Les commentaires de Jaha Koo assument une forme de retenue teintée de mélancolie, tandis que les interventions ponctuelles des autocuiseurs viennent contraster par leur légèreté électronique avec le sérieux du propos. Ce décalage dans le ton parvient à transmettre avec d’autant plus de contraste le profond désarroi frappant une partie de la population sud-coréenne, celle qui ne s’adapte pas au rythme effréné imposé par la société néo-libérale d’influence américaine.

Cuckoo ne fait pas de détour dans sa structure pour évoquer le sentiment de décrochage qui s’installe au sein de la société coréenne. Les effets de mise en scène sont d’autant plus efficaces qu’ils sont rares. La contrepartie de cette sobriété est que la pièce peut sembler courte. C’est que l’auteur ne se perd pas en route, et la concision de la forme répond à l’urgence de la situation. Il y a une nécessité sourde au cœur de la proposition de Jaha Koo qui confère à la simplicité du dispositif toute sa puissance.

Vu à Campo Nieuwpoort à Gand. Création, direction, texte, musique et vidéo : Jaha Koo. Interprétation : C1, C2, C3 et Jaha Koo. Cuckoo haking : Idella Craddock. Scénographie, media operation et photo : Eunkyung Jeong. Conseils dramaturgiques : Dries Douibi. Photo © Radovan Dranga.