Photo Christophe Raynaud de Lage

Contrechamp/Champ, Kate Moran, Rebecca Zlotowski & Bertrand Bonello

Par Guillaume Rouleau

Publié le 7 juin 2016

Pour sa 14e édition, le festival Latitudes Contemporaines présentait à la Condition Publique Contrechamp / Champ, écrit par les cinéastes Rebecca Zlotowski et Bertrand Bonello en collaboration avec l’interprète Kate Moran. La Condition Publique, ancienne usine textile de Roubaix, exprime par son insolite et ses possibles les attentes de la directrice artistique des Latitudes, Maria-Carmela Mini, qu’un mot pourrait résumer : déplacer. Déplacer les accoutumés. Déplacer les inaccoutumés. Déplacer la coutume aussi. Faire de chaque édition un déplacement. Ce déplacement de points de vue, c’est ce qu’illustrait à merveille Contrechamp / Champ.

Au départ, il y a Contrechamps / Drafts, au pluriel. Conçue par Kate Moran et Rebecca Zlotowski, la pièce était présentée à Avignon en juillet 2015 dans les jardins du lycée de la Vierge. Kate Moran, chemise blanche et pantalon à fleurs, prononçait des rushes de films et des fragments de lettres jamais envoyées, des brouillons, des déclarations restées sourdes, accompagnée au piano par Quentin Sirjacq. La collaboration est cinématographique avant d’être théâtrale : Rebecca Zlotowski, en tant que scénariste, Kate Moran, en tant qu’actrice, se sont croisées deux ans auparavant sur le film de Yann Gonzales, Les rencontres d’après minuit. Du cinéma subsistant le contrechamp, utilisé ici pour construire une conversation manquée, une conversation imaginée sur scène.

Ensuite il a Champ. Le champ, au cinéma, c’est l’espace à l’intérieur du cadre, ce qui est visible à l’écran. C’est aussi ce qui rend possible le contrechamp, sert de repère à l’élargissement de la perception de l’espace et des personnes filmées, ce que Contrechamp / Drafts contenait de manière implicite. Conçu par Kate Moran et, cette fois-ci, Bertrand Bonello. D’abord présenté à la Ménagerie de Verre en mars 2016, sous le plafond bas du Théâtre Off à la profondeur de champ lointaine, écrasée. Champ est alors associé à Contrechamp / Drafts, renommé Contrechamp/Champ. Ces techniques cinématographiques, Bertrand Bonello les a récemment maniées en tant que réalisateur dans Saint Laurent, film sur le couturier où Kate Moran interprétait la mannequin Vibeke Knudsen. Cette dernière avait était modèle de Helmut Newton, femme smokant en smoking dans une rue parisienne noire et blanche, un autre mannequin, nue, l’enlaçant. Scène célèbre que l’on pourrait lire dans un roman de Jean-Jacques Schuhl.

La trame de Champ, ce sont des fragments de Rose poussière, premier livre de Schuhl publié chez Gallimard en 1972. Livre aux trois épigraphes : un bout de France Soir, Un bout de Dziga Vertov, un bout de Marinetti. L’actualité inactuelle, l’homme à la caméra, le manifestant du futurisme. « Il y a des choses soudaines : (…) Boots (…) Les gardes mobiles portent des boots ». Fragments récités de l’écriture fragmentaire de Schuhl montée à partir de photographies de célébrités, d’articles de quotidiens nationaux, de souvenirs. Les Rolling Stones croisent Ava Gardner et Marlon Brando. Ces noms, ces faits épars se succèdent. Suite de lectures d’une actualité qui ne l’est plus, de célébrités qui ne le sont parfois plus, de noms dont les actions sont à la fois extraordinaires, prises séparément, et ordinaires, mises en commun. Où commence la fiction ? Où s’arrête t’elle ? Jean-Jacques Schuhl interroge par ses emprunts à la chanson, au journalisme, à la publicité. On a là des rushs de films qui n’auront jamais été tournés, de personnalités qui se fondent, se confondent. On a là également une autre interrogation, celle de l’identité. Quelle est l’identité de ces personnes ? De celles évoquées ? De celle qui évoque ? À la condition publique, les deux parties, produites par Latitudes Prod. Lilles, sont donc rejouéesContrechamps / Drafts se passait dans un jardin à ciel ouvert, Contrechamp / Champ version Ménagerie de verre dans un rectangle de béton. Ici, la salle est vaste, cadrée par des rideaux noirs et quatre immenses piliers blancs.

Champ = Kate Moran dans un français aux inflexions américaines, d’une voix de star hollywoodienne des années 60, récite des extraits de Rose poussière. Extraits et énonciation qui donnent à ses paroles l’allure d’une conversation avec elle-même, avec Schuhl, avec l’ « époque ». D’une conversation faite de bribes d’articles, de bribes de commentaires que l’on aurait au bar d’un palace parisien, lors d’une soirée dans les arrondissements chics, dans un lit de satin après une nuit voluptueuse. Luxe et plaisir, vacuité et mélancolie. On lit chez Schuhl, par la bouche de Kate Moran, avec l’écho de cette salle, un hétérogène lié par l’écriture, une sortie des sentiers battus de la narration par le collage d’informations. Un hétérogène qui est à la fois le champ du visible et son contrechamp, sans savoir exactement si l’on est dans l’un ou dans l’autre. Lorsque Kate Moran va dans la plage de lumière mauve imiter les poses d’une star hollywoodienne, des stars hollywoodiennes. Lorsque Kate Moran se regarde dans les miroirs, accessoire récurrent du contrechamp, disposés comme un clin d’œil à La dame de Shanghai d’Orson Welles. Lorsque Kate Moran répond à Bertrand Bonello, le micro à la main, sur la droite, lançant et stoppant des enregistrements vocaux d’elle-même, de lui-même. Voix directes, voix enregistrées. Ils déplacent la narration d’elle à lui, d’eux à leurs enregistrements, de Schuhl à eux, jusqu’à ce que le flux des mots cesse.

Contrechamp = Des notes de piano retentissent. Des notes jouées par Alexis Anérilles ce jour-là. Kate Moran réapparaît. Toujours dans son costume noir trois pièces. Costume dont elle met et enlève le gilet et la veste avec assurance, comme sur un podium. La musique seule, puis le piano, deviennent visibles derrière un pan de rideau noir. Kate Moran l’attire à elle par une poignée. Ce n’est plus Schuhl, dont on est derrière l’épaule, qui est cité mais des fragments amoureux. Fragments intimes. Fragments qui sont en chacun-e. Une déclaration épistolaire qui exprime la souffrance et le désir pour l’autre, cet être qui est autrement, qui aime autrement, cet autre qui peut aimer d’autres, qui aime d’autres. Les mots et les notes se confondent, s’effondrent, se relèvent, pleurent, rient. Le contrechamp, c’est celui qu’on regarde à travers l’autre. Celui qui lit, celui qui écrit. Ce peut être également le public et l’interprète. Un échange entre le champ de l’interprète, qui dit à la première personne, et le public, qui devient l’interlocuteur fictif, anonyme. Il y a des brouillons qui ne s’effacent pas. Le visible est à la fois défini par l’éclairage des lampes, sur le piano, dans les mains de Kate Moran, et par celui des mots. Lumières qui délimitent ce qui est perçu par la vue. Sonorités qui délimitent ce qui est perçu par l’ouïe. Mais l’on découvre à chaque instant de nouveaux champs. Le champ et son contrechamp se complètent.

Champ + Contrechamp = Contrechamp / Champ = un déplacement. Un mouvement avec retour. Mouvement qui va du public à la scène. Mouvement qui va de Champ à Contrechamp. On trouve du mouvement dans chaque immobilité, dans chaque silence. Il y a un geste et une voix contenue. Entre ces prises d’un film jamais tourné et cette lettre jamais envoyée – au public par morceaux – est pointé un manque. Un contrechamp à ajouter. Quelque chose à développer, une réponse à obtenir. Contrechamp / Champ offre une occasion de repenser ces notions au théâtre, non plus seulement par l’image mais aussi par l’oral et l’écrit, pour élargir le champ, intégrer ce retour par un regard différent, ce hors champ qui échappe au cadre, parfois le traverse, mais reste toujours contre le champ, non pas en opposition mais en soutien.

Vu à La condition publique dans le Cadre du festival Latitudes Contemporaines. Photo Christophe Raynaud de Lage.