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Compassion. L’histoire de la mitraillette, Milo Rau

Par Nicolas Garnier

Publié le 9 novembre 2017

Après avoir abordé l’histoire de l’Europe dans sa trilogie The Civil Wars (2014), The Dark Ages (2015) et Empire (2016), après avoir titillé le scandale dans deux spectacles aux pitchs flairant le mauvais goût, Five Easy Pieces (2016) et Les 120 journées de Sodome (2017), Milo Rau revient avec Compassion. L’histoire de la mitraillette, conçu en 2015, à sa passion première : l’histoire récente de l’Afrique centrale, creuset meurtri où s’exacerbent en miniature des rapports de forces globaux. À travers son expérience personnelle d’activiste, il raconte le quotidien des ONG déployées au Congo au moment du génocide rwandais commis contre les Tutsis. Pour porter sa parole, il demande à Ursina Lardi, actrice associée à la Schaubühne de Berlin, d’accompagner Consolate Sipérius, actrice elle aussi et témoin direct des atrocités dans sa jeunesse. Avec son spectacle, Milo Rau opère un retour sur son propre travail en même temps qu’il creuse le paradoxe qui condamne toute entreprise humanitaire à rester dans le trouble, pour le meilleur et pour le pire.

Si les approches documentaires au théâtre recèlent une extrême variété de formes, à l’image de la série de pièces présentées par Mohamed El Khatib en ce début de saison, force est de constater que la manière de faire du metteur en scène suisse Milo Rau s’affirme par sa constance formelle. L’auteur, sociologue de formation, développe inlassablement un théâtre du témoignage dépouillé et sophistiqué. Des scénographies impressionnantes accueillent des entretiens sobres, face caméra, les visages en gros plans sont projetés au-dessus de fragments de décors comme découpés dans le tissu du réel. À côté de projets hors-formats comme le récent General Assembly retransmis aux Amandiers depuis la Schaubühne de Berlin, inspiré de l’expérience Make It Work, le théâtre des négociations, menée par Bruno Latour en 2015, et débordant par son ampleur tout cadre établi, à côté donc de ces formats hors-concours, la constance formelle de la majorité de ses œuvres, gage d’une vision forte et radicale, participent à définir un style dont la logique interne prend de plus en plus d’importance. C’est ainsi qu’avec Compassion. L’histoire de la mitraillette Milo Rau en vient à interroger cette forme elle-même, à détourner son protocole documentaire tout à la fois austère et poétique pour proposer un exercice de style quasi formaliste dans son genre.

Compassion n’échappe pas à la règle de mise en scène traversant les spectacles du suisse : une scénographie réaliste, ici un lit de déchets amoncelés dans un demi-cercle parfaitement délimité, ceint par deux pupitres, est surmonté d’un écran sur lequel apparaît le visage des deux actrices. Dans la lignée de ses dernières créations, Rau se permet de jouer avec les codes visuels qu’il a mis en place. Ainsi, suivant un procédé que l’on retrouve au début des 120 journées de Sodome, la vidéoprojection du visage d’Ursina n’est pas toujours synchronisée. En ouverture et en clôture, son image se dédouble, prend son autonomie et s’adresse au public, en même temps qu’à son double sur scène. L’attention à la forme qui se traduit par ce genre de petites coquetteries stylistiques est ce qui fait toute la qualité des propositions du suisse. Ce dernier combine savamment aux effets de réel des effets de mise en scène subtils mais qui n’en font pas moins mouche. Le morceau de réel qui est en train d’être tissé sur scène ne cherche jamais à dissimuler cet espace très particulier où il se forme. Sans aller jusqu’aux arrangements de Mohamed El Khatib avec les faits décrits dans son spectacle, Milo Rau assume la mise en scène qui est l’acte de naissance du témoignage.

C’est dans cette optique qu’il faut appréhender le rôle d’Ursina Lardi. Elle n’a rien d’un témoin, ne porte en rien les traces des événements passés qu’elle raconte. Du duo de qualités, actrice et témoin, ne reste que la première. Pourtant elle ne manque pas d’émouvoir et de troubler en faisant vivre la parole du metteur en scène, autant et sûrement plus que si c’était l’auteur de ses paroles qui les livrait lui-même. Pouvoir pathétique du théâtre combiné à la profonde sécheresse du récit vécu. La puissance singulière de Compassion tient à ce mariage réussi entre les deux pôles du théâtre documentaire. Au lieu d’opposer stérilement l’un à l’autre, le metteur en scène met à profit les atouts de chaque genre, de chaque code. La grande qualité de l’approche de Milo Rau tient à ce qu’il reconnaît et pointe du doigt les limites de chaque pôle sans pour autant tomber dans un jeu de dupe avec le spectateur, écueil qui menace souvent quand on fraye dans les eaux troubles de cette fiction qu’on appelle réel.

Vu à la Villette, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Conception, texte et mise en scène, Milo Rau. Avec Ursina Lardi et Consolate Sipérius. Photo © Daniel Seiffert.