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Sidi Larbi Cherkaoui, Puz/zle

Par Céline Gauthier

Publié le 26 octobre 2016

Sidi Larbi Cherkaoui avait ému Avignon en 2012 avec sa pièce Puz/zle, ; la voici présentée à Paris dans le cadre du weekend « Danses » à la Philarmonie, au cœur de la sublime Salle des Concerts. La pièce aux allures d’opéra marque la collaboration du chorégraphe avec l’ensemble polyphonique A Filetta. Sur une même scène le chant et la danse s’exposent comme l’émanation harmonieuse et envoûtante d’un même corps : un chœur humain balloté par une mise en scène imposante où s’exprime sans fard le style souple et puissant de la compagnie Eastman.

Nous voici immergés au cœur d’un étrange microcosme, grouillant de minuscules bruits d’insectes. Un prologue à la procession infinie des danseurs au cœur du réseau dense d’une architecture en perpétuel mouvement, d’une géométrie envahissante qui masque toute perspective et à laquelle ils se heurtent : la masse des danseurs s’abat d’un seul mouvement contre un cube sur lequel défile une fascinante vidéo en 3D. Le choc est rude, frontal, comme pour en éprouver physiquement la matière, âpre et bien réelle. Une danse de l’érosion et de sa régénération permanente, orchestrée par une cohorte de fourmis engagée dans un effort titanesque. Les corps sont faits de la matière-même qu’ils transforment, terreau vivant et mobile sculpté au fil de la danse. Ils se supportent mutuellement, dégringolent ou se lovent l’un contre l’autre, et semblent se couler dans les marches de fausse pierre. Nous ne distinguons plus de ces corps que les formes indécises d’un chœur dansant, presque liquide dans les ombres des plis du tissu.

Le Puz/zle prend forme au rythme d’une scénographie monumentale où s’érigent de multiples figures : la scène se mue en mystérieux sanctuaire composé d’un amoncellement de cubes sur lesquels les danseurs esquissent un poignant Radeau de la Méduse sculptural et triomphant. La sève de Puz/zle réside dans ces petites trouvailles anecdotiques et souvent très drôles, à l’image de ces corps pétrifiés et sculptés sans vergogne au marteau.

La pièce est sans cesse traversée par de puissants courants contraires, et tandis que le ballet des bâtisseurs arpente la scène, chaque danseur a l’occasion de venir proposer à tour de rôle ses propres chimères, scruté de près par les choristes. Ces derniers demeurent toujours à l’écoute, habilement intégrés dans la mise en scène ou plaqués contre la pierre, et participent de la masse grouillante des interprètes. Leur chant s’élève, puissant et clair, et leurs voix s’accordent dans des complaintes polyphoniques aux intonations mystiques. Les danseurs accompagnent le chant de multiples duos parfois semblables à des luttes guerrières, lors desquelles ils s’empoignent et s’arc-boutent, se cambrent en de toniques parades dans lesquelles affleurent les accents de la danse urbaine : chaque geste est initié au creux des articulations, torsadé du poignet jusqu’au sol et déversé en roulades d’une souplesse féline inspirée des arts martiaux. La danse se veut expressive et le souffle donne au geste sa cadence ; chaque interprète se saisit d’une pierre qu’il brandit ou martèle au sol, et la percussion rythme les modulations de la voix du chœur pour animer la vague des corps qui semble déferler sur nous.

Sidi Larbi Cherkaoui se donne avec Puz/zle les moyens d’une pièce de grande ampleur, qui traverse en près de deux heures les gestes essentiels d’une utopie démocratique et polyphonique. Si la danse aurait quelquefois mérité une plus grande aridité, l’ensemble en demeure néanmoins un splendide défi à la solitude du temps.

Vu à la Philarmonie de Paris. Chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui. Lumières Adam Carrée. Scénographie Filip Peeters. Photo Koen Broos.