Photo © Karolina Miernik

Sibylle, Berlinde De Bruyckere & Romeu Runa

Par Guillaume Rouleau

Publié le 27 juillet 2016

À l’occasion d’ImPulsTanz – Vienna International Dance Festival et de l’exposition Suture de Berlinde de Bruyckere au Leopold Museum s’est tenue Sibylle, une performance conçue par l’artiste belge et le danseur-chorégraphe portugais Romeu Runa, aperçu notamment dans les pièces de la compagnie Les Ballets C de la B dirigée par Alain Platel. « S’est tenue » car durant les cinquante minutes de Sibylle, il y a cette tentative de se tenir, de soutenir un corps perclus de peines. Dans Les métamorphoses d’Ovide, Sibylle est condamnée par Apollon à une vieillesse interminable pour ne pas avoir honoré sa promesse de le satisfaire en échange d’une jeunesse prolongée. Une lutte contre son propre corps entre continuation et désintégration. Un corps nu qui, recroquevillé dans le cratère d’une montagne de sel au milieu du hall du musée, attendait immobile parmi les visiteurs.

Berlinde De Bruyckere partage ceci avec Egon Schiele, dont le Leopold Museum possède la plus importante collection de peintures, que les représentations du corps humain et de ses tourments sont une préoccupation centrale. Des corps étirés, désarticulés sur des fonds et habillés d’un large nuancier de couleurs chez Schiele. Des corps démembrés, disloqués, recroquevillés chez Berlinde De Bruykere, qui occupent la suite de salles du rez-de-chaussée. Regroupement d’œuvres de ces deux dernières décennies, Suture renvoi aux jointures et fissures des corps, à leurs raccords. Des corps d’hommes et d’animaux, des corps inanimés dont toute jouissance est exclue. Des corps comme embaumés. Des corps moulés, sculptés, dessinés et peints à l’aquarelle. Les sculptures sont de cire, de bois, de métal, de toile ou encore de peau de cheval que Berlinde De Bruyckere coud pour redonner la formes de chevaux. Des chevaux en suspension sur des barres métalliques entièrement de peaux, de crins, privés de leurs sabots, de leurs yeux, de leurs gueules. Les têtes sont absentes des corps humains maigres allongés, assis, debout, suspendus, agrippés. Des corps dont les formes travaillées à la cire blanche, verdâtre et grisâtre, donnent cette apparence cadavérique. Des corps dont l’humanité se décompose sous cadres et vitrines de verre, bois et métal. Exposition crue de leurs métamorphoses.

Une métamorphose performée plusieurs fois à New York à la galerie Hauser & Wirth depuis le début de l’année mais une seule fois à Vienne dans le cadre du festival ImPulsTanz, le 23 juillet 2016, dans le hall de l’institution. La Sibylle de Berlinde De Bruyckere est interprétée par un homme, Romeu Runa. Sibylle hybride lorsqu’elle repose en position fœtale, repliée, les extrémités recouvertes. Des mouvements de l’omoplate droite donne lentement du relief à la peau. Le corps s’anime par excroissances. Mouvements suivis du bras, du buste, des jambes. Sibylle s’extraie de ce cratère de sel (minéral utilisé pour préserver la viande et les peaux) à même le marbre beige, dans la lumière que laisse filtrer la verrière du Leopold Museum. La blancheur du sel fait ressortir chaque détail de la carnation du danseur : sa pilosité, ses égratignures, ses orifices, les plus infimes parties du corps. Sibylle tente de déployer ses gestes dans un effroi silencieux. Un effroi qui ne passe ni par la voix ni par le regard. Sibylle muette aux yeux clos. Une Sibylle qui sort du cratère, s’agenouille, se recouvre de sel, bave, urine, écarte les bras, les jambes, les fait s’entre-choquer, exhibe sa vulnérabilité. Efforts insupportables. Efforts pour se relever avant de retomber lourdement sur le sel. Un sel qu’elle brasse, attire à elle, entrant et disparaissant dans l’exposition. Reste alors cette trace blanche au sol qui s’arrête devant une vitrine où un corps de cire gît, la pièce Into One-Another V to P.P.P.

Une performance qui élargissait la lecture de l’exposition Suture. Cette Sibylle condamnée à une longue agonie, son corps racorni, Romeu Runa la personnifiait en transmettant toute la charge, l’accablement de celle qui désirait la vie et qui désormais en subit la corruption. Accablement des corps exposés, des corps dont Berlinde De Bruyckere a modelé la souffrance par leurs déformations. Le recours au mythe est ici justifié par ce qu’il approche de la condition humaine : l’endurance de sa longévité, se construire malgré la destruction, exister, devoir exister, arriver à exister. Une approche de l’existence par les affres de la mortalité au sein d’un musée.

Vu dans le cadre de ImPulsTanz. Conception Berlinde De Bruyckere et Romeu Runa. Photo © Karolina Miernik.