Photo Pierre Grosbois

Bovary, Tiago Rodrigues

Par Nicolas Garnier

Publié le 18 avril 2016

Une pluie de pages vierges, un déluge quasi-pyrotechnique de paperasse, des feuilles blanches égrainées, jetées en vrac, lancées en l’air ou lâchées mollement par cinq comédiens parcourant la scène tout en scrutant le public qui prend place. Cette scène de furie muette ouvre le dernier spectacle de Tiago Rodrigues, Bovary, présentée au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du programme Occupation Bastille. Pour une période de trois mois renouvelable, le metteur en scène portugais, directeur artistique du prestigieux Théâtre National Dona Maria II à Lisbonne, et ses comparses prennent possession des planches. À cette occasion, celles-ci deviennent le terrain d’une expérience collaborative résonnant puissamment à l’heure des élans démocratiques qui font vibrer Paris. Toutefois, avant d’ouvrir la scène à l’improvisation collective, c’est Gustave Flaubert qui est à l’honneur, lui, le défenseur d’une approche réaliste du roman, en qui les censeurs du Second Empire voyaient la menace de la démocratie en art. Tiago Rodrigues propose de suivre le fil croisé de Madame Bovary, et du procès qui fut intenté à l’auteur en 1857 pour « atteinte à la morale et à la religion ». À travers l’énorme masse manuscrite produite par le romancier tant pour écrire son roman que pour documenter la « bêtise humaine » qui l’accablait, c’est le parcours d’Emma Bovary et ses passions libertaires qui rejaillissent sur scène, rappelant toute l’actualité et la puissance vitale de cette œuvre géniale.

Le sol jonché de pages, évoquant de manière ambivalente le monde familier de l’écrivain aussi bien que l’enfer procédurier du procès, des abats-jours composés de verres déformants ronds et du mobilier en bois composent ensemble l’unique décors du spectacle. La mise en scène simple mais expressive laisse le champ libre aux acteurs pour donner brillamment vie aux textes du grand romancier. Le succulent Jacques Bonnaffé ouvre le bal, incarnant un Flaubert jovial et désabusé qui se donne la tâche de relater exactement tout ce qui se dira au cours de son procès. On assiste ainsi aux débats entre le procureur impérial Pinard (Ruth Vega-Fernandez) et l’avocat de la défense Sénard (David Geselson), qui dissèquent avec minutie les lignes sulfureuses mais toujours ambiguës de l’auteur. Avec son arsenal bien rôdé, Pinard épingle les uns après les autres les extraits douteux. Progressivement, derrière les accusations officielles se dessinent d’autres raisons sous-jacentes à la peur que provoque le roman : loin d’être seulement une affaire de bonnes mœurs, ce qui dérange les défenseurs de l’ordre social, c’est le style de Flaubert. Pinard lui reproche son écriture évasive, descriptive, réaliste pour tout dire, qui noierait tout à la fois le point de vue de l’auteur et la hiérarchie des objets représentés. On sent ici, comme le remarque d’ailleurs son avocat, l’influence de la photographie naissante, avec le daguerréotype de Louis Daguerre, au détriment du modèle pictural. « Flaubert ne peint pas le monde, il le prend en photo » dit Sénard. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il dépeigne les amours adultères d’Emma qui gêne, mais le fait qu’il le fasse de manière allusive, sans jamais donner explicitement son avis, et en se servant de détails anodins, habituellement rejetés de l’ordre poétique. C’est donc l’apparente égalité dans laquelle Flaubert fait baigner tous les éléments de son roman qui est proprement intolérable pour la morale de l’époque – et c’est précisément cette égalité qui rend son œuvre d’une incroyable actualité.

Emma Bovary est l’incarnation de l’esprit nouveau qui accompagne ce monde soudain élargi à toute une gamme d’objets et de sentiments auparavant inaccessibles. Elle incarne la volonté de mobilité sociale qui se nourrit dans les livres, comme elle ne cesse de le répéter. Alma Palacios prête ses traits à la bouillonnante jeune femme lassée de l’adoration étriquée que lui voue son mari Charles (Grégoire Monsaingeon). À chacune de ses apparitions, elle détonne par sa vitalité. Indépendante et déterminée, elle ne se laisse pas abattre par l’inertie que lui oppose la petite communauté dans laquelle elle baigne. Au contraire, elle ne se démonte pas et entraîne avec elle les autres protagonistes. À l’image de la folie douce qui s’empare des femmes au contact du dieu épidémique Dionysos, l’énergie de Madame Bovary est contagieuse. Sa liberté de mœurs et ses pensées libertaires ne souffrent aucun obstacle. Au fur et à mesure que le débat se prolonge et que les argumentations s’acharnent à désosser et à dévitaliser le texte en l’épluchant, Emma retourne l’accusation et contamine les deux partis. Pris de fièvre érotique, Pinard et Sénard se mettent soudain à embrasser goulûment la belle jeune femme, pour finir par s’embrasser entre eux. Ainsi la frénésie du texte oppose son irréductible souveraineté aux tentatives d’épuisement par la langue froide et rigide de la Loi.

Par des choix de mise en scène simples et justes, et grâce aux excellents comédiens, Tiago Rodrigues réussit à revivifier le texte de Gustave Flaubert de belle manière. Sans tomber dans l’actualisation littérale de mauvais goût, sans rien changer au contexte d’origine pour l’adapter à notre présent, il fait au contraire ressortir tout le potentiel de différence et de connivence, c’est-à-dire le potentiel de tension, qui existe entre nos deux époques. Emma Bovary et Gustave Flaubert nous offrent ainsi un modèle inspirant pour faire face aux nombreux défis contemporains.

Vu au Théâtre de la Bastille à Paris. Texte et mise en scène Tiago Rodrigues. Avec Jacques Bonnaffé, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alma Palacios et Ruth Vega-Fernandez. Photo Pierre Grosbois.