Photo Christian Kleiner

Bis zum tod, Markus Ohrn

Par Nicolas Garnier

Publié le 23 mai 2016

« Jusqu’à ce que la mort nous sépare », ou le vœu pieu qui scelle un amour et inaugure le foyer domestique canonique. C’est à cette petite cellule familiale que s’en prend Markus Ohrn, assisté des compagnies Institutet et Nya Rampen, dans son spectacle Bis zum Tod, dernier volet d’une trilogie débutée en 2011 sur les revers de la société patriarcale contemporaine. Avec le premier opus, Conte d’Amour, il revenait sur un fait divers sordide : l’histoire de ce père de famille allemand qui séquestra et viola sa fille pendant de longues années, à l’abri des regards au fond d’une cave. Dans We Love Africa and Africa Loves Us, il était cette fois question du racisme latent dans un certain discours humanitaire porté par la figure du père prodigue. Bis Zum Tod porte, quant à lui, le coup de grâce à cette figure d’autorité et, par là, à une certaine idée normée de la famille. Pendant deux heures d’une extrême intensité sonore, on suit l’explosion brutale et répétée de la maisonnée, déchirée entre les injonctions hygiénistes du patriarche et la rébellion virulente de sa progéniture, qui trouve le réconfort dans les bras d’un pédophile.

Une masse sombre, carrée, occupe la scène. À gauche et à droite, devant celle-ci, deux tables bardées d’électronique et trois musiciens grimés. Voilà comment débute Bis Zum Tod. Rapidement des nappes de sons saturés et surpuissants imbibent l’espace encore sombre. Jouant de fréquences infrabasses à un niveau sonore très élevé, le son est tout d’abord perçu comme un grondement sourd qui prend aux tripes, avant de se muer en un noise agressif et lancinant. Par-devant les volutes de fumée opaque, la silhouette d’une structure inquiétante se dessine lentement. Puis, avec la lumière, apparaît une façade blanche. Une façade de maison tout ce qu’il y a de plus classique, l’idéal-type du logis personnel. Doucement, devant les fenêtres allumées du rez-de-chaussée, deux personnages s’approchent. Leur ombre se projette sur les rideaux fermés. Deux coups de pistolet résonnent alors violemment et les silhouettes s’affalent. Un tel prologue ne peut pas être trompeur : il va être question de la violence rentrée qui gronde sous le vernis propret des valeurs familiales actuelles.

Après cette entrée en matière, la vidéo d’un travelling dans un lotissement banal est projetée sur la façade blanche. Ce système de vidéo-projection, qui rappelle la formation de vidéaste de Markus Ohrn, est au centre de la mise en scène. Du huit-clos qui prend place dans l’espace intérieur exigu, les spectateurs ne voient qu’une retransmission vidéo géante, à l’exception des rares fois où les acteurs s’aventurent au dehors. Par ce procédé, la puissance visuelle des visages et des regards est démultipliée. Les corps acquièrent une véritable stature qui dénote avec les affres sanguinolents qu’ils subissent.

Les bribes de la vie quotidienne sont montrées à travers le filtre d’un jeune adolescent de treize ans révolté contre le formalisme casanier de ses parents. L’univers parental est ainsi maculé de sang, les corps y sont tout à la fois livides et mus par une forme d’automatisme absurde qui les pousse à répéter encore et toujours les mêmes gestes formatés. Tandis que la mère est une éponge lobotomisée, hagarde, le père, lui, défend un idéal de vie sain et productif aux accents néo-libéraux. Il prône la maîtrise, sur soi et sur les siens malgré un visage baigné de sang. Seul rempart contre la décadence et le nihilisme, il s’impose une pseudo-éthique du bonheur, d’un bonheur petit-bourgeois minable, qui passe par un fanatisme de l’exercice physique. Il est le symbole, poussé jusqu’au grotesque, d’une certaine passion contemporaine pour le sport et le bien-être entendus comme entretien d’un capital santé.

Que l’on songe à la mode du « quantify self », favorisée par tout un attirail technologique connecté qui inonde le marché. Le personnage du père finit même par être amusant dans son positivisme extrémiste. À force d’hystérie, il vrille dans une folie finalement plus grande, et plus hilarante, que celle supposée du fils, amateur de death metal. Les codes visuels très connotés de ce genre musical et des multiples sous-genres apparentés sont d’ailleurs cités abondamment : le motif infernal du feu ardent, qui oscille non sans humour avec l’imagerie d’un banal et douillet feu de cheminée, revient plusieurs fois dévorer la bâtisse.

De même, l’adolescent se révèle chanteur dans un groupe et on a ainsi droit à une série de plusieurs concerts. Pendant ces épisodes musicaux, il est épaulé par son amant à la basse ainsi que par un guitariste maquillé en noir et blanc et dont le corps est recouvert de tatouages sombres. Ce dernier ne cesse d’apparaître en arrière-plan sans dire un mot. Figure fantomatique hermétique à toutes les excentricités du père de famille, il rappelle la conscience grave et impassible de l’adolescent.

Dans une mise en scène volontairement grotesque et caricaturale, l’auteur et plasticien Markus Ohrn emploie toute son énergie à combattre l’image d’une certaine normalité mortifère. Il use d’une esthétique outrancière pour faire éclater le petit monde ordonné du père de famille. Mais, jouant de tropes visuels plus ambigus, il sait aussi instiller une désagréable impression malsaine comme lors d’une séquence où un homme filme le jeune adolescent tout en commentant en voix-off sur la volupté de sa chair. Ces passages, moins excessifs que les autres, sont malheureusement trop rares. Il ressort de Bis Zum Tod une impression explosive et explosée.

Vu au Théâtre de Gennevilliers. Direction artistique, mise en scène, vidéo Markus Öhrn. Avec Elmer Bäck, Anders Carlsson, Jakob Öhrman, Rasmus Slätis, Janne Lounatvuori, Linus Öhrn, Derek Holzer. Photo Christian Kleiner.