Photo © Masiar Pasquali

Bestie di scena, Emma Dante

Par Leslie Cassagne

Publié le 15 février 2018

Le théâtre de Emma Dante est traversé par une fascination pour les corps, pour la façon dont ils sont habités par une langue se déployant dans chacun de leurs gestes. Ses pièces mobilisent les ressources du mime, de la danse, et son écriture, affirme-t-elle, est avant tout « sur et à partir des corps¹». Dans Le Sorelle Macaluso, son précédent spectacle, c’est dans une scène entièrement vide, dans un rapport frontal avec le public, que les corps des interprètes font exister la fable, dans un dialecte palermitain. Avec Bestie di scena, Emma Dante va encore plus loin dans ce travail : elle abandonne le texte, et le corps devient l’unique support des acteurs.

Lorsque nous entrons dans la salle, ils sont déjà sur scène. Un groupe conséquent, quatorze performers, qui s’échauffent sans nous regarder, d’abord de façon solitaire puis en groupe. En cercle, ils répètent les mouvements — de plus en plus élaborés — du meneur qui se tient au centre. C’est un début prometteur, hypnotique, où ces corps très différents – certains sont absolument gracieux, d’autres dans la dépense absolue sans grand souci pour l’harmonie des lignes, ou encore partisans du moindre effort – entrent dans une même forme, se fondent dans un même rythme. Leurs tennis martèlent le sol en cadence, et ils deviennent une espèce de banc de  poissons qui se déploie à grand renfort de bras en couronnes, de dégagés et de piqués. De cette masse naissent des échappées solitaires, ou bien en duo, toutes éphémères : il s’agit de s’arrêter quelques instants face public pour enlever un bout de tenue, des chaussures, un tee-shirt, un pantalon, avant de revenir au rythme effréné du groupe.

Ils sont donc progressivement tous nus, forment une ligne en avant-scène, les mains cachant leur sexe et leurs seins, semblables à Adam et Eve chassés du Paradis chez Masaccio. Ils occupent toute la largeur du plateau et nous regardent fixement, l’air à la fois gêné et surpris. Tremblotants, ils essaient de se cacher mutuellement, entrent dans un jeu clownesque dans lequel les mains ne savent finalement plus où se porter : seins, sexes, fesses, ou yeux ? De plus en plus rapides, ces gestes deviennent percussion, et composent une musique de peau nue contre peau nue.

Seuls sur scène avec leur nudité, les acteurs l’auront été trop peu longtemps. Comme si Emma Dante avait eu peur du vide, elle surcharge l’espace d’éléments extérieurs absolument accessoires. Juste après l’introduction fascinante, les performers sont sollicités par des éléments introduits depuis le hors-scène par une main invisible : un jerrican attaché par une chaine, un tissu derrière lequel se cacher, une poupée qui parle, des boîtes à musique, des serpillères, des balais… Certains de ces éléments perturbateurs ont cela de beau qu’ils agissent directement sur le corps et provoquent une redistribution spatiale du groupe. Il en est ainsi pour les pétards qui forcent les performers à sauter pour ne pas être atteints par les explosions. Il y a là la beauté du risque, les corps singuliers qui se tordent et le grand corps commun qui se recompose en un instant, mais aussi l’image d’un groupe nu sous les balles, qui en vient à évoquer un arrière-plan de guerre et de massacres.

Pour le reste, on s’en tient à des imitations anecdotiques : il s’agit de contrefaire les mouvements d’une poupée robotique, d’une ballerine sur pointes, d’un groupe de chimpanzés, d’une danseuse de charme dans une lumière violette. On est également forcé de relever que la plupart des mouvements sont tout à fait stéréotypés : les femmes font les poupées et les ballerines, les hommes jouent au basket, font des pirouettes de gymnastes et s’insultent en dialecte, se saisissant violemment par le sexe — ce qui plonge la salle dans une hilarité totale. Mettre à nu ses acteurs pour reproduire les codes d’une société habillée, n’est-ce pas terriblement décevant ?

Dans sa pièce low pieces (2011), Xavier Leroy travaillait à partir de corps nus qui jouaient à  « incorporer des comportements animaux, végétaux, minéraux ou mécaniques²». Dans une série de tableaux encadrés par deux moments de discussion avec le public, il s’agissait de prendre le temps d’entrer dans une forme, de l’expérimenter dans la durée, et non pas d’adopter le rythme frénétique du sketch. Dans la juxtaposition et la vitesse, le corps nu cesse d’être un objet pour le regard, comme si le surplus d’action lui servait de cachette.

C’est seulement à la toute fin de Bestie di scena que l’on semble reprendre un peu le temps, lorsque les acteurs font de nouveau face au public, immobiles en bord de scène, cette fois-ci sans cacher leur corps, alors que derrière eux s’abattent des masses de vêtements jetés depuis les coulisses, dont ils ne voudront pas.

¹ Entretien avec Renan Benyamina, pour le Festival d’Avignon.
² Dossier de presse du festival d’automne à Paris, 2012.

Vu au Théâtre du Rond-Point à Paris. Un spectacle d’Emma Dante. Avec Elena Borgogni, Sandro Maria Campagna, Viola Carinci, Italia Carroccio, Davide Celona, Sabino Civilleri, Roberto Galbo, Carmine Maringola, Ivano Picciallo, Leonarda Saffi, Daniele Savarino, Stéphanie Taillandier, Emilia Verginelli, Marta Zollet, et avec Daniela Macaluso, Gabriele Gugliara. Lumières Christian Zucaro. Photo © Masiar Pasquali.