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Professor Bernhardi, Thomas Ostermeier

Par Boris Atrux

Publié le 10 janvier 2017

Thomas Ostermeier met en scène Professor Bernhardi, pièce de 1912 de l’auteur viennois Arthur Schnitzler. Celui qui constitue aujourd’hui une figure absolument incontournable du théâtre européen, artiste et individu engagé, directeur artistique depuis 1999 de la Schaubühne de Berlin, revient en force avec une mise en scène tranchante au service d’un texte à l’actualité brûlante. Jouée pour la première à Berlin en décembre 2016, elle était présentée au Théâtre National Bretagne pour sa première étape française. 
 
Sur un plateau entièrement blanc, coupé dans la profondeur par une paroi blanche percée de deux portes, bordé par deux pans de murs creusant la profondeur en diagonale, les silhouettes des comédiens s’inscrivent parfois grâce au jeu simple mais savant de la lumière. Des caméramans interviennent régulièrement sur scène pour filmer en gros plan certaines courtes séquences, projetées en direct sur le fond du plateau. Entre chaque scène, une comédienne vient inscrire, puis effacer pour réinscrire à côté, un nouveau lieu : médecine interne, bureau de Bernhardi, salle de réunion de la clinique, salon de Bernhardi, bureau du ministre de la santé. Les changements de décor, réduit à un contexte (intérieur bourgeois, mobilier hospitalier), s’opèrent à vue, et tous les comédiens y participent. Sa banalité, sa fonctionnalité hors du temps fait flotter la pièce entre l’époque de son écriture et aujourd’hui.
 
Dans une clinique privée, une jeune femme de dix-huit ans vient de se faire avorter après cinq mois de grossesse. Atteinte d’une septicémie foudroyante, elle est condamnée à mourir dans quelques heures. En plein délire, elle se croit guérie et pense que son amoureux va venir la chercher. Le prêtre catholique arrive pour se rendre au lit de la malade. Professor Bernhardi, le directeur de la clinique, d’origine juive, s’y oppose, afin que, dans ce cas particulier, l’on puisse offrir à cette jeune femme une mort heureuse. Le prêtre lui, désire réaliser son devoir afin que la patiente reçoive l’absolution. Face au refus du médecin, il s’offusque mais obtempère, puis s’en va. Les deux heures qui suivent cet épisode, où le nœud se sert mais sans dramatisation superflue, seront l’inéluctable mécanisme qui fabrique et transforme un incident en affaire d’Etat. La pièce a cette logique additionnelle, où l’intelligibilité se dessine sur chaque scène, comme un cas d’école malheureux mais bien réel de ce qui pourrait advenir d’une société.
 
Professor Bernhardi, excellemment interprété par le comédien Jörg Hartmann, est un maître de l’ironie. Pour qui aime l’ironie tranchante de qui est attaqué mais reste digne, la pièce est une merveille. Bernhardi possède une honnêteté étourdissante, qui toujours lui fait mettre en correspondance ses décisions (où plutôt son refus de départ) avec ses convictions profondes, des actions toujours justes, justes de façon éblouissante, sans jamais d’hésitation, limpides. Alternant tête-à-tête et scènes de groupes, la pièce fait tourner autour du professeur les autres personnages, alliés ou ennemis, parfois passant de l’un à l’autre, selon l’écart qu’ils présentent face à son exemplarité en toute chose. Professor Bernhardi c’est donc surtout notre médecin, et la pièce fait l’effet d’une cure de raison.
 

Qu’est-ce qui est ainsi montré en exemple chez lui ? C’est d’abord : comprendre comment, pourquoi, et par qui il n’est pas compris. Constamment mis à l’épreuve de son choix, le travail d’explication qu’il se doit bien d’exécuter pour se défendre expose en retour la logique de ses détracteurs en opérant, un travail de dévoilement. Pourtant, sa position, qui plus loin se résume par un « je ne me bats pas, je veux purger ma peine », est claire : en ne revenant jamais sur son acte et en refusant de l’amender de quelque manière que ce soit, il réfute et les petits arrangements qui empêcherait le scandale d’arriver et sa récupération politique. L’action juste est juste en elle-même, dans l’indépendance du choix.

Effets de groupe, ralliements, chantages, trahisons, la clinique de Bernhardi fonctionne comme une bulle sociale, un microcosme révélateur. Médecin devenu ministre retournant sa veste, jeune anarchiste endoctriné qui s’il veut bien organiser une marche de soutien le traite d’andouille, médecins conservateurs prêts à tout pour un poste plus élevé, ses compagnons ne font pour la plupart pas du bien ni à voir ni à entendre. Car Professor Bernhardi est surtout une pièce sur la question de la langue et de sa manipulation. Elle travaille de manière acharnée sur et contre la langue. Et si tous sauf Bernhardi semblent jouer un « rôle en plus », d’un comique assez noir, c’est que seul Bernhardi est montré en exemple, tandis que les autres s’abiment dans des prises de positions d’une théâtralité qui apparaît d’abord sur la scène d’un langage manipulé. C’est tout le théâtre (comme pratique et non comme lieu) de l’engagement et des prises de position orales : les opérations du langage en font un instrument privilégié du pouvoir, un outil de sclérose et de mensonge.

La force de cette pièce de Schnitzler, et de la mise en scène vive, tranchante, précise, c’est d’offrir un lieu clair, de montrer le social et de le transformer sous nos yeux, d’être cette force d’intervention responsable de et dans l’histoire. Ostermeier pose ce regard clinique sur la clinique, laisse le temps au texte de se dérouler dans un tempo qui laisse affleurer l’émotion dans la clarté de ce qui est en jeu, fait revenir une pièce qui intervient au scalpel sur les maux de son temps et du nôtre : le retour du religieux, le sentiment d’appartenance nationale, l’antisémitisme comme gangrène lente mais tenace. Le choix de porter Professor Bernhardi en scène ne fait aucun doute quant à sa pertinence pour le présent. Elle assure en effet le rôle d’un antidote très puissant, performant et rare dans son mélange très réussi de comédie et de fable morale : sans aucun sermon, Schnitzler épingle un à un certains comportements de cette Vienne du début de siècle, celle qui aussi voit les disciplines de la psychanalyse et de la sociologie se solidifier.

Servie par la troupe d’acteurs formidable de la Schaubühne, elle offre des armes et laisse aussi percevoir un certain danger, sur laquelle elle nous alarme. Car si la colère chez Bernhardi s’émousse, sans pour autant s’éteindre, après tant de courage, c’est qu’il agit surtout seul. La poursuite morale n’empêche pas l’échec. Sa rectitude d’esprit ne tergiverse jamais et ne se compromets pas pour apporter une réponse juste à chaque situation. Si la justice dans les plus petites choses semble si difficile à accomplir seul, Professor Bernhardi constitue cet appel à la communauté des spectateurs rassemblés, poursuivant en nous son sens inachevé.

Vu au Théâtre National de Bretagne. Mise en scène Thomas Ostermeier. Lumière Erich Schneider. Scénographie Jan Pappelbaum. Photos © Arno Declair.