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Battlefield, Peter Brook & Marie-Hélène Estienne

Par Nicolas Garnier

Publié le 22 septembre 2015

En 1985, l’épopée fleuve du Mahabharata, grand poème épique hindou fixé à l’écrit quelques siècles avant notre ère, était déjà au cœur de la collaboration entre Peter Brook et Jean-Claude Carrière. Le metteur en scène britannique et l’auteur français présentèrent sous la forme d’un spectacle de neuf heures les péripéties de ce texte fondamental de la mythologie hindoue. Le résultat fut présenté au théâtre des Bouffes du Nord. Trois décennies plus tard, Brook puise dans le texte de Jean-Claude Carrière la matière d’un nouveau spectacle à l’ampleur beaucoup plus réduite. En une heure et quart de représentation, le metteur en scène, aidé par Marie-Hélène Estienne, révèle certaines des thématiques inhérentes au poème antique, dans une mise en scène épurée qui repose presque exclusivement sur l’interprétation des acteurs et les percussions mystiques de Toshi Tsuchitori.

L’intrigue principale qui sert de fil rouge au récit mythique, narre le conflit fratricide entre deux lignées royales, les Pandava et leurs cousins, les Kaurava, pour la domination d’une région noble au nord de l’Inde. Entrecoupé d’épisodes parallèles aux enjeux variés, le récit de la lutte intestine se déploie sur une très longue période, aboutissant finalement à un grand conflit final duquel les Pandava sortent vainqueurs. Battlefield se concentre sur une portion très restreinte du poème hindou. Le spectacle s’ouvre alors que la bataille épique qui constitue le cœur de la légende est achevée. Sur le champ de bataille jonché de corps, le fils aîné des Pandava, Yudishtira, est couronné « Empereur du monde ». Mais devant le charnier, la victoire a un goût amer et le jeune souverain souffre des ambivalences de sa campagne guerrière. Contrit par ses actions et tourmenté par sa responsabilité nouvelle, il s’engage dans des discussions morales avec sa mère et son oncle, figures tutélaires, et Krishna, à propos de la fatalité et de la justice, du devoir et de l’héroïsme, de la guerre et du sacrifice.

À l’image du récit, la mise en scène de Brook et Estienne est frappée du saut de la sobriété et de la modestie. La scène est vide, le sol couvert d’un fin tissus rougeâtre aux reflets sablonneux, et les objets se comptent sur les doigts d’une main : deux poufs noirs amovibles et un drap jeté au sol pour tout décors. Au fond de l’espace, une volée de bambous posés contre le mur suffit à évoquer une profonde forêt, lieu de repli et de méditation. Cette grande économie de moyen confère toute leur puissance aux acteurs, sur qui repose toute la dimension philosophique des dialogues. Ceux-ci se montrent irréprochables. Stoïques, le regard droit, ils évoquent par leur jeu hiératique toute la dignité symbolique de leurs personnages. S’ils se permettent quelques rares écarts plus légers, ajoutant une note humaine à ces figures millénaires, mi-hommes, mi-légendes, l’ensemble du spectacle, autant le texte que l’interprétation des comédiens, reste fidèle au ton spirituel et ésotérique de la geste antique.

Ponctuant le récit principal, des apologues nourrissent les interrogations morales des personnages. Pendant ces courtes digressions didactiques, les acteurs changent de rôle, incarnant aussi bien des hommes que des animaux. Par le seul changement d’attitude et à l’aide d’artifices simplissimes, ils parviennent à suggérer en quelques touches chaque caractère. Pour aborder de biais la question de la justice et de la fatalité, on assiste notamment au procès d’un serpent ayant tué un enfant. La mère du jeune mort refuse de châtier le serpent, au grand dam du juge, prétextant que le destin de son fils était de périr, et que tuer le « coupable » n’y fera rien. Pour sa défense, le serpent accuse alors la mort qui seule décide, mais celle-ci, intervenant à son tour, se défausse sur le temps, seul maître à bord, lequel à son tour, accable le destin qui, finalement, assume la faute. Après tous ces glissements de la responsabilité, on retrouve in fine celui que la mère, dans sa sagesse fataliste, avait d’abord accusé.

Ces apologues amusants et fins sont de vrais pépites qui relancent chaque fois le rythme de la pièce, autrement lent et plutôt monotone. La pièce, bien que courte, se révèle exigeante et difficile de prime abord. Entre les noms des protagonistes et la densité abyssale du contexte, il faut parfois s’accrocher pour rester à flot. Mais pour peu que l’on consente à cet effort, la récompense est belle, Peter Brook et Marie-Hélène Estienne livrant avec Battlefield un conte à la fois épuré dans son aspect et captivant dans son contenu.

Vu au Théâtre des Bouffes du Nord. D’après le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière. Adaptation et mise en scène Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Avec Carole Karemera, Jared McNeill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan. Musicien Toshi Tsuchitori. Photo Pascal Victor.