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Aurora, Alessandro Sciarroni

Par Nicolas Garnier

Publié le 26 novembre 2015

Après avoir épuisé ses danseurs avec une danse tyrolienne infinie dans Folk-s et les avoir mis à l’épreuve du jonglage dans Untitled, le metteur en scène italien Alessandro Sciarroni met en avant un sport paralympique méconnu, le goalball. Comme dans les deux autres parties du triptyque, il s’agit pour l’artiste italien de prélever une pratique corporelle, qu’elle soit à proprement parler chorégraphique ou non, de son contexte d’origine pour la mettre en avant sur scène. Par une série très restreinte de gestes de mise en scène, il en intensifie alors certains aspects. Se réclamant ouvertement de l’héritage duchampien, Sciarroni limite volontairement son intervention, afin que dans le quasi-ready-made qu’il propose ce soit la pratique elle-même qui l’emporte.

Le goalball est une pratique sportive paralympique très peu médiatisée, parent lointain du handball. Cette pratique est réservée aux seuls aveugles ou malvoyants sévères, aussi la balle intègre-t-elle des grelots qui rendent audible ses déplacements. Chacune des deux équipes de trois joueurs doit réussir à vaincre la défense, et à glisser le ballon dans les buts adverses qui recouvrent toute la largeur du terrain. L’équipe attaquante ne peut se servir que de ses mains, tandis que celle qui défend peut et doit user de tout son corps pour garder ses cages inviolées. Les défenseurs, posés au sol, attendent donc le signal sonore du tir pour s’étaler de tout leur long. Dans un mouvement vif et agile, les corps se tendent à l’extrême, bras et jambes en érection tandis que seul le flanc raidi prend appui à terre.

Après une cérémonie d’ouverture lente et silencieuse, le match est officiellement lancé par un des deux arbitres. Et c’est bien à cela qu’on assiste, un match, avec score, tension, coup d’éclat et beaux gestes. Si l’on découvre dans un premier temps le jeu et ses règles, on les intègre rapidement et il devient très agréable de voir se mouvoir selon leur logique ésotérique les corps des athlètes. On devine, à force de répétition par les arbitres, certaines règles. « High ball », un tir qui atteint la défense sans avoir toucher terre ; « blocked out », lorsque la défense parvient à détourner un tir en touche, etc. Le regard se mu alors et passe de celui du néophyte ravi par l’étrangeté d’un ballet nouveau, à celui du connaisseur qui apprécie les nuances et la beauté du jeu. C’est ainsi que l’on se surprend à souffler d’admiration quand un tir parfaitement placé le long de la ligne médiane file sous le flanc d’un défenseur sans que celui-ci ne puisse rien y faire. Ou bien quand un arrêt réflexe dévie juste suffisamment la balle pour que celle-ci vienne s’écraser sur la barre transversale. En cela, le pari de Sciarroni de faire rentrer le spectateur dans la messe sportive est réussi.

La « chorégraphie » ainsi créée par les corps en jeu se dessine sommairement. Les athlètes répètent les gestes qu’ils ont appris, et ainsi apparaissent des motifs récurrents, à la manière de ces arrêts, en suspension tendue sur le flanc. Toutefois, l’imperfection de leur mise en œuvre ainsi que les situations à chaque fois différentes, empêchent quelque peu l’apparition d’une certaine forme de chorégraphie. Les déplacements en restent à ceux d’un match lambda, sans que ce ne soit aucunement péjoratif. On sent les corps en lutte avec eux-même et avec leurs adversaires. Comme souvent chez l’artiste italien, il s’agit de montrer l’effort, de le faire sentir, à rebours de la recherche de perfection qui ferait disparaître la somme monumentale de labeur derrière une facilité de façade. En rendant visible le travail au contraire, l’artiste fait sentir tout le processus qui a présidé et qui préside à la réalisation du spectacle. C’est compliqué, cela demande un investissement certain, et cela n’aurait pas de sens de tenter de le nier.

Si les déplacements des joueurs sont laissés relativement libres, Sciarroni intervient en revanche ponctuellement par quelques effets de mise en scène. Le plus marquant est sans doute la transition lumineuse vers l’obscurité totale en fin de première mi-temps. Sur le cours de plusieurs dizaines de minutes, les lumières s’éteignent et le public est amené à perdre la vue tandis que le jeu suit son cours, absolument indifférent à ce qui se passe. Les spectateurs se retrouvent pour une courte période dans un état semblable à celui des joueurs, partageant temporairement leur cécité. Cette sensation d’accéder au mode de perception des athlètes aveugles chamboule vraiment la réception de la partie. Quand la lumière revient, pour la mi-temps, il n’est plus possible d’oublier cette expérience.

Après ce premier effet, simple dans son geste, mais troublant d’efficacité, Sciarroni pousse la dimension sonore à bout. Une musique classique, lancinante et dramatique, envahit l’espace et son volume augmente progressivement. Ce qui était un accompagnement agréable au départ devient rapidement une vraie gêne pour les joueurs. Lorsque le niveau sonore atteint un certain stade, ceux-ci deviennent en effet incapables de continuer à jouer, tous leurs repères étant annihilés.

Par l’entremise d’effets de mise en scène simples et minimes, l’artiste italien Alessandro Sciarroni parvient à magnifier la prestation de ses athlètes, déjà excellents au demeurant. Il donne accès à un univers alternatif où la vision est déboutée de son statut de sens premier. Le rythme prend le dessus et devient l’étalon d’un nouveau monde chorégraphique et corporel. Si le parti pris économe de Sciarroni peut frustrer par certains aspects, il peut compter sur une tripotée de performeurs/athlètes de grande qualité qui assurent à eux seuls la réussite du spectacle.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale dans le cadre de la cinquième édition de New Settings. Conception et chorégraphie de Alessandro Sciarroni. Photo Alessandro Sciarroni.