Photo Nadine Fraczkowski

Angst, Anne Imhof

Par Guillaume Rouleau

Publié le 13 juillet 2016

Du 9 au 19 juin se tenait une série de performances à la Kunsthalle de Bâle, musée géré depuis sa construction par le Basler Kunstverein, à l’excellente réputation dans son soutien à un art « très » contemporain. Reconnue pour ses pièces School of the Seven Bells (2012-2015), Aqua Leo (2013) ou encore Rage (2014-2015), Anne Imhof profitait de l’exaltation autour de Art Basel 16 pour y déployer le premier acte sur trois de Angst, qui lui permis d’obtenir le prix 2015 de la Nationalgalerie, le deuxième étant joué à Berlin en septembre et le troisième à Montréal en octobre. Conçue comme une exposition-opéra (opéra au sens théâtro-musical mais aussi étymologique d’œuvre, de chose en cours de réalisation ou réalisée), Angst se servait de certaines fonctions du musée, collecter – exposer – conserver, pour dérouter : par la durée de cette série de performances, par ce à quoi l’on assistait lors decelles-ci, par l’exposition qui succède aux performances en leur servant de cadre. Angst, dont la traduction en français de l’allemand, « peur », retient l’indéterminé de cette peur, s’inscrivait dans un contexte singulier sur lequel il s’agit de revenir.

L’édition 2016 de Art Basel était l’un des rendez-vous majeurs d’un calendrier chargé pour les galeries d’art moderne et contemporain du monde entier. Réunies autour de Messeplatz, 286 d’entre-elles échangeaient dans deux gigantesques halles d’expositions. Au même moment, se déroulait dans l’ancienne brasserie en briques Warteck la foire Liste, avec 79 galeries représentant des artistes ou des mediums moins privilégiés par Art Basel. Dans ces deux foires, entourées par Art Basel, Design Miami/Basel ou encore Volta 12, l’art vivant avait cependant peine à vivre. Pour Liste, huit performances curatées par Eva Birkenstock étaient données en ville. Pour Art Basel, une infime minorité de galeries en programmaient sur leur stand (avec un effort louable chez Luxembourg & Dayan où l’on pouvait voir Da inventare sul posto de Jannis Kounellis) tandis qu’un « Parcours night » dans le centre-ville était organisé le 18 juin, avec des interventions de Mathilde Rosier, Eva Kot’átková, Tracey Rose et un extrait de Angst : « Return of the lover » (partie 10).

Angst partageait l’affiche de l’institution dirigée par Elena Filipovic – depuis le départ d’Adam Szymczyk à la direction artistique de Documenta 14 – avec l’exposition d’un artiste vivant et travaillant également à Berlin : Yngve Holen. Verticalseat, du nom de ces sièges verticaux installés par les compagnies aériennes pour obtenir un gain de place, se déployait sur tout le rez-de-chaussée, suite de 5 pièces aux murs d’un blanc immaculé où étaient accrochés des morceaux de machines, à l’instar de feux avant d’autobus ou de scooter. Le premier étage consacré à Angst était quant à lui divisé en quatre parties : le palier/halle – lieu de transition entre l’extérieur et l’intérieur de l’exposition – et une suite de trois pièces aux volumes décroissants auxquelles on accédait en ouvrant une haute porte blanche. Le rapprochement de Filipovic est audacieux. Une critique à deux voix de l’industrie et de la technologie. Une critique à deux voix des comportements qu’elles induisent, du pouvoir qu’elles ont sur les corps. Angst était joué plusieurs heures par jour durant onze jours, avec à chaque fois un intitulé différent pour une séquence différente allant de « Opening with Prelude (Prophets) » (partie 1) à « End, 1st of at least three » (partie 11). Les autres parties prenaient le nom de caractères comme « The Diver » (partie 2), « The Lover » (parties 3 et 4), « The Choir » (partie 5), « The Clown » (partie 6) ou encore « The spitter » (parties 8 et 9). Une partie centrale, « Act I » (partie 7), faisait quant à elle intervenir tous les performeurs.

L’analyse à suivre s’appuie sur deux moments du 18 juin. L’un dans l’après-midi : moment d’exposition. L’autre dans la soirée : un extrait de la 10e partie citée. En parcourant la première pièce, d’une centaine de mètre carrés pour plusieurs mètres de hauteur, on remarque quatre toiles verticales alignées au mur, des punching-balls en cuir marron étirés qui pendent le long de chaînes, deux petits canaux rectangulaires qui longent deux murs opposés symétriquement avec au centre un bassin de résine et de bois ressemblant à un jacuzzi. Une rampe en métal fait le lien avec la deuxième pièce, à l’accès obstrué par une « loge » d’opéra en aluminium arrivant au niveau de l’abdomen. Trois panneaux en aluminium et laque sont accrochés au mur tandis que sur la gauche sont disposés des matelas dans un petit white cube. Un perchoir est en plein milieu, face à un second dans la pièce intermédiaire. Deux faucons allaient faire leur apparition, amenés aveugle – les yeux voilés d’un chaperon – par des dresseurs. Ce n’est pas la première fois qu’Anne Imhof fait intervenir des animaux. Dans sa pièce DEAL de 2013 déjà, sur les échanges non-monétaires, des lapins se baladaient parmi les performers. Animaux qui sont des symboles supplémentaires pour une scénographie pensée pour la Kunsthalle dans les moindres détails. Trois pièces parmi lesquelles les visiteurs pouvaient entrer (même si personne n’a osé s’engager dans la plus petite) en dehors des horaires de performance et où les cinq performeurs qui assuraient « Return of the Lover » ce soir-là se déplaçaient suivant un certain nombre de thèmes et de contraintes.

Les toiles accrochées représentent des bouts de corps dénudés, érotisés, ceux de certains caractères de la performance (The lover and the clown par exemple) et des canettes que l’on retrouve par packs, étalées à terre à côté de cartouches de cigarettes et de bombes de mousse à raser. Des objets du quotidien qui laissent des traces, sont des traces de gestes, d’intentions aux logos reconnaissables. Des objets maniés parles performeurs habillés de sportswear griffés noirs, blancs, gris – deux femmes et trois hommes. Tou-t-e-s partagent des codes à l’insu du public. Des messages envoyés depuis les téléphones portables en leur possession et par lesquels Anne Imhof – absente physiquement du lieu d’exposition – donne des instructions. Des messages qui passent aussi par un bras levé, des regards. Des regards qui expriment moins une peur que le fait d’être blasé – lassé, indifférent. Une indifférence dont on ignore les raisons. Il y a quelque chose du zombie, que revendique Anne Imhof, chez ces acteurs (au sens de personnes qui agissent en représentation). Des zombies téléguidés par des stimuli codés. Des zombies stéréotypés (les caractères de chacun – lover, spitter, etc – ne se révélant que dans la durée). Les performeurs, pour certains croisés lors de pièces antérieures d’Anne Imhof, comme Mickey Mahar, Billy Bultheel et Lea Welsch, ont le physique de mannequins sortis des feuilles de papier glacés d’une revue de mode. Glacés comme leurs regards, leurs rapports aux spectateurs qui les entourent, chargés de pénétrer dans ce lexique. Les réactions positives ou négatives des performeurs à des demandes insérées dans un protocole mystérieux – aller d’une pièce à l’autre, soulever l’un des performeurs, allumer une cigarette, déclencher une musique – amorce une critique de ce qui nous gouverne, sur comment on se gouverne et sur la peur qui s’y niche. Une peur latente, obscure.

L’exposition-opéra d’Anne Imhof dépasse la durée d’Art Basel, se poursuivant jusqu’au 21 août, en collectant, conservant, exposant, fétichisant les marques des usages, des passages, comme ceux d’un paquet de cigarette ou d’une canette laissée sur place. Anne Imhof se sert de cette série à laquelle on peut difficilement prendre part dans son intégralitépour interroger le lien entre performance et documentation à travers des gestes courants qui néanmoins témoignent des influences qui s’exercent sur nous (celle des objets mis à notre disposition par exemple) de ce que l’on exerce sur les objets (fumer, comme taper dans un punching-ball, pour se détendre, séduire, s’amuser), aux influences qui s’exercent dans un groupe (les performeurs), entre des groupes (les performeurs et les spectateurs). Anne Imhof les dissèque par des objets utilisés sur le lieu d’exposition tandis qu’Yngve Holen les dissèque par des objets utilisés avant leur entrée dans le lieu d’exposition, détournant leur fonction autrement, non pas en exposant l’utilisation mais en exposant les mécanismes du fonctionnement par l’objet isolé, comme cette voiture découpée en 4 (une Porsche Panamera renommée Cake).

L’audace d’Elena Filipovic consiste à piloter deux expositions qui plongent dans ce que l’art contemporain a de plus suggestif, de plus exhibitionniste à l’égard du consumérisme. Et Angst est loin d’être passée inaperçue, série ambitieuse servie par la réputation et les moyens techniques d’une institution qui intègre et valorise la performance dans un contexte où l’achat et la vente sont les préoccupations majeures. Série qui repose la question des marges du marchandisable et de ce que révèlent de nous ces objets marchandisés. Le premier acte de Angst cible la peur par ses symptômes. Symptômes qui ne cessent de se transformer et de nous transformer. Symptômes subtiles, à l’image de ces faucons immobiles tant que la vue leur est enlevée, conditionnés par les ustensiles qui les recouvrent et les supportent. Immobilité qui contient une tension sourde. Tension qu’il s’agira de reprendre en septembre.

Vu à la Kunsthalle de Bâle lors d’Art Basel 2016. Avec Franziska Aigner, Billy Bultheel, Katja Cheraneva, Frances Chiavereni, Emma Daniel, Eliza Douglas, David Imhof, Josh Johnson, Mickey Mahar, Enad Marouf, et Lea Welsch. Photo © Nadine Fraczkowski.