Photo Marc Domage

Aatt enen tionon, Boris Charmatz

Par Wilson Le Personnic

Publié le 9 décembre 2015

Titre ciselé et imprononçable de prime abord, le nom de la pièce est à l’image de la performance : impossible à saisir à la première lecture. Un plateau fractionné, un trio divisé, trois corps semi dévoilés, Aatt enen tionon du chorégraphe Boris Charmatz continue de fasciner par sa radicalité et sa lecture polysémique près de vingt ans après sa création.

Eriger le regard

Une musique rock abasourdissante accueille les spectateurs hagards, la voix de PJ Harvey et les riffs de guitares résonnent dans la salle. Encerclé spontanément par les spectateurs, un échafaudage abrite trois danseurs en train s’échauffer chacun à un étage. Tous les regards se dirigent automatiquement vers cette architecture autour de laquelle trois gros ballons lumineux flottent à différentes hauteurs. Cet angle de vue, en une contre-plongée vertigineuse, érige le regard et dégage plusieurs zones de perceptions singulières tout autour de la structure. Les danseurs aux étages supérieurs nous échappent ou disparaissent parfois de notre point de vue, incitant les plus curieux à ajuster leurs positions en se déplaçant. Le dispositif ne permet aucun contact visuel entre les interprètes, le bruit des pas et des chutes de leurs partenaires invisibles seront leurs seuls repères sensibles.

Les trois danseurs finissent par ôter leurs vêtements par dessus-bord, des épaves de tissus dispersées au quatre coins de la structure que personne n’osera outrepasser. Seulement vêtus de courts t-shirts blancs, ils patientent debouts, superposés les uns au dessus des autres dans le même angle, culs nus et mains jointes devant le sexe. La musique s’interrompt et ils s’élancent tous les trois simultanément dans ce qui semble, au départ, une série de mouvements abstraits et analogues. Les danseurs s’engagent chacun dans une exploration de l’espace exigu. Un genou à terre, un pied levé, des bras tendus qui fendent l’air. Les corps cognent contre le plancher de bois, des chutes brutales qui se font écho. Une écriture presque spasmodique, entre relâchement et contraction, impulsive et engourdie selon les étages. Des lignes brisées, des fracas, des silences. Surlignés ici par cet unique t-shirt blanc, les sexes sont exacerbés et viennent parasiter une lecture élémentaire des corps. Des corps saillants, partagés, trois sexes éminemment ciblés. Notre champs de vision est réduit, notre regard oscille vers un bas ventre ostensible.

Une danse verticale

Les espaces de la danse de Boris Charmatz dessinent toujours des périmètres asservissant pour l’interprète qui les habite, le contraignant à trouver de nouvelles stratégies pour se déplacer. Cette écriture volubile est rappelée trois fois à l’ordre pendant le spectacle, par la diffusion d’un signal sonore qui vient remettre à zéro une matrice chorégraphique que les trois danseurs déconstruisent et reconstruisent ensuite à leur guise, dans le silence. Pendant ces instants suspendus, les corps sont dans un équilibre précaire, flirtent avec le vide et s’abandonnent dans la gravité. Seulement quelques mètres carrés sont alloués à leurs déplacements, la surface étriquée et plafonnée conditionne et exige de nouvelles formes d’attention, aussi bien chez l’interprète que chez le spectateur : chaque étage ses difficultés, chaque étage ses dangers.

Caractéristiques du travail de Boris Charmatz, l’effort et l’épuisement font apparaître de nouvelles formes d’attention du geste. Les visages sont éreintés par la fatigue et les corps succombent à la gravité. Purement physique, la chorégraphie d’Aatt enen tionon est portée par trois danseurs virtuoses. L’écriture est épidermique, brute, spectaculaire et transcende les capacités physiques des interprètes. Les corps sont lourds, succombent, chutent, claquent, se redressent et réitèrent inlassablement ce ballet vertical et entêtant qui relève du défi.

Vu au Théâtre National de Bretagne à Rennes dans le cadre du Festival Mettre en Scène. Chorégraphie Boris Charmatz. Interprétation Matthieu Burner, Boris Charmatz, Olga Dukhovnaya. Lumière Yves Godin. Photo de Marc Domage.