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Yves Godin « Restituer la complexité du vivant comme condition de la beauté »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, le créateur lumière Yves Godin.

Depuis presque trente ans, Yves Godin collabore avec de nombreux chorégraphes, plasticiens et musiciens et a développé une pratique et une démarche artistique autour de la lumière. Cette saison, il à notamment signé les lumières de danse de nuit de Boris Charmatz, Une vie de Pascal Rambert à la Comédie Francaise, Horion de Malika Djardi à la Ménagerie de verre à Paris, ou encore Combat de Carnaval et Carême d’Olivia Grandville.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Probablement enfant, lors de soirées avec mes parents. Voir mon père enchainer valses, tangos et « danse russe », tentant quelques grands écarts pour nous montrer la grande souplesse dont il faisait encore preuve. Plus tard Fred Astaire à la télévision ou quelques ballets classiques à une époque (les années 70) où les étoiles de l’Opéra étaient des figures médiatiques au même titre que certains chanteurs ou sportifs.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Répondre à cette question est extrêmement complexe, la mémoire emprunte des chemins tortueux et contextuels. À chaque période de mon trajet des spectacles m’ont marqué, accompagné, influencé, transformé, des spectacles vus ou des spectacles sur le lesquels j’ai travaillé. Certains souvenir ne valent que pour un instant dans un spectacle, d’autre pour une sensation ou pour une révélation. Mais puisqu’il faut citer : dans les années 80, les spectacles de Pina Bausch, plus particulièrement Nelken (1982) : une forme d’art total. Trahison Men (1985) de Mark Tomkins, dont le travail plastique contribuera à mon désir de faire de la lumière. Ou un peu plus tard une partie de l’opéra Einstein on the Beach (1976) de Bob Wilson, où juste une barre de lumière se redresse et disparaît dans les cintres. Des danseurs, une foule de danseurs, sans forcement me rappeler dans quel spectacle ils dansaient. Les spectacles de Merce Cunningham, qui ont toujours eu sur moi un grand effet émotionnel, cette richesse liée à la rencontre d’éléments hétérogènes et indépendants qui construisent un monde complexe, physique, mental et sensoriel. Au milieu des années 90, Jérome Bel de Jérome Bel qui signera pour moi un avant et un après, une remise à plat, une forme de «dégagisme» qui transformera durablement ma manière de penser, de regarder, de travailler les formes sans que, pour autant, je m’enfonce dans un rigorisme uniquement conceptuel. Et puis ceux de Claude Régy comme Quelqu’un va venir (1999) où se révèle ce qu’est le théâtre : un espace, un son, une lumière, un corps, une voix à travers lesquels le temps circule. Disons que ce que je viens de nommer constitue des spectacles fondateurs qui éclaireront en partie tous les autres à venir.

Quel est votre souvenir le plus intense lié à un spectacle auquel vous avez collaboré ?

Comme il m’est impossible de tous les nommer ou de définir une quelconque hiérarchie, je n’en citerai qu’un qui concentre et héberge peut être en un seul geste tout ce(ceux) que j’ai nommé précédemment et dans lequel je me retrouve totalement : enfant de Boris Charmatz à la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon le 7 juillet 2011 entre 22h et 23h. Rencontre entre la fin d’une création complexe, longue, intense, pleine de doutes et d’excitation, de conviction et d’envie de partager, un lieu mythique, sublime, deux milles personnes, un festival qui nous porte, une météo, des équipes techniques de productions de communications à fond avec nous. La qualité de ce spectacle fera qu’il pourra être joué dans énormément d’autres lieux sans perdre ce qui en fait sa force de projection, mais ce jour là probablement, pas seulement pour moi, s’est catalysé dans une chimie magique ce que nous cherchions, sans parvenir à le nommer.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Après ce que je viens d’évoquer il va sans dire que la collaboration la plus importante est celle avec Boris Charmatz. Elle s’inscrit sur près de vingt-cinq ans, depuis 1994, traversée par de nombreux spectacles, évènements, performances. Je ne peux malgré tout passer sous silence tous les autres artistes avec qui j’ai partagé des moments de création et de vie intense : Hervé Robbe, Emmanuelle Huynh, Rachid Ouramdane, Pierre Droulers, Alain Buffard, Vincent Dupont, Olivia Grandville, Pascal Rambert, et j’en oublie. Les collaborations se nourrissent de ce que l’on fait ailleurs, autant que de ce que l’on cherche avec tel ou tel personne. La rencontre artistique la plus importante alors est peut être du coup celle que j’ai faite avec toute cette génération d’artistes, il ne s’agit pas de botter en touche, mais j’ai besoin, pour comprendre le travail, de points de vue et d’expériences multiples, voir même contradictoires. Comme dans ma position de spectateur, je ne cherche surement pas une vision ou une pensée univoque, mais plutôt une polysémie.

Si je reviens à ma collaboration avec Boris, malgré une forme de familiarité, j’ai l’impression que le plus important est de ressentir au début du travail, puis tout le temps de la conception, et ce depuis les projets les plus anciens, la nécessité d’accepter que l’on reparte à zéro, qu’il va falloir concevoir à chaque fois un nouveau logiciel de compréhension et de perception. J’avais au début l’impression que mon cerveau devait d’abord s’atomiser pour se reconfigurer. Cette reconfiguration passant par la convocation de ce que je pouvais expérimenter avec d’autres. Etre une force de proposition, être autonome dans le travail réclame d’apporter avec soi des expériences nouvelles. Il est parfois long de comprendre véritablement se que l’on a fait et parfois c’est une autre aventure qui nous l’apprend. Avec Boris, le travail n’est jamais psychologique, narratif, abstrait, il peut sembler – et il l’est – très formel. On travaille du mouvement, du temps, de l’espace et de l’énergie, pour y laisser advenir quelque chose qui nous dépasse, et que Boris n’explicite jamais clairement. Cette logique de travail demande du temps, des moyens matériels, et peu sont ceux qui les ont. J’ai de plus en plus le sentiment que mon travail n’est qu’une seule et même chose qui circule d’un projet à l’autre, un long cadavre exquis où les projets se répondent les uns aux autres, où j’aborde des propositions dans une création qui se révèlent ou qui dialoguent d’une création à l’autre…

Quelles oeuvres retrouvent-ont dans votre panthéon personnel ?

Je ne pense pas en terme de panthéon, je n’aime pas cette idée un peu sclérosante et mortifère. Les pièces restent vivantes, leur souvenir aussi et la perception que j’en ai également. Le regard et le jugement que je porte n’est pas figé et peut même se renverser, continuer à travailler. Les quelques pièces que j’ai citées précédemment importent peut être dans l’absolu, mais surtout parce que je les ai croisées à un moment précis dans ma vie et dans mon parcours. Il y a également des interprètes. Certains chorégraphes incarnent totalement leur travail, le portent physiquement. Je me souviens de Vera Montero dans telle pièce, de Benoît Lachambre ou de Marco Berretini dans telle autre, ces moments sont ancrés sans que je ne me souvienne forcement du propos et du reste du spectacle.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Continuer à exister en inventant avec ces propres outils : des corps, de l’espace, du temps, donnés en partage. Affirmer cette spécificité ontologique. Je ne saurai répondre clairement, j’ai la naïveté de penser que plus le monde devient global, virtuel, numérique, robotisé, plus la place du corps dans une dépense gratuite, créative, symbolique, communautaire et festive est fondamentale et constitue une forme de contre pouvoir insaisissable, une affirmation de la vie. Tous les corps, virtuoses, amateurs, handicapés, enfants, adultes, anciens, de tout les genres, replacent l’humain au centre du jeu dans une communauté infinie de mouvements. L’adversité est grande.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Celui qu’il a toujours eu : faire de l’art. Ne pas s’inscrire dans une fonctionnalité, ne pas nourrir le pragmatisme galopant ou être un commentateur du monde, mais restituer la complexité du vivant, redonner sa place à l’incertain, au trouble de la perception et de la pensée comme condition de la beauté. Ne pas être obligé de donner des réponses.

Photo © Yves Godin