Photo DR copy

Yaïr Barelli « Questionner les limites de la danse »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 10 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe Yaïr Barelli.

Originaire de Jérusalem, Yaïr Barelli s’installe en France en 2008. Après avoir suivi une formation au Centre de Développement Chorégraphique de Toulouse, il intègre le parcours Essai du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, sous la direction d’Emmanuelle Huynh. Interprète pour notamment Emmanuelle Huynh, Marlene Monteiro Freitas, Christian Rizzo ou Tino Sehgal, il développe également son propre travail de chorégraphe en envisageant le spectacle à rebours de ses composantes habituelles. Sa dernière création Sur l’interprétation – titre de l’instant a été créée cette année au festival Ardanthé au Théâtre de Vanves. Nous le verrons à la rentrée dans la reprise de Jérôme Bel de Jérôme Bel dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Quel est votre premier souvenir de danse ? 

Je vais distinguer deux types de souvenirs : en vision et en ressenti. En vision, mon premier souvenir, c’est la pièce Anaphase (1998) de Ohad Naharin avec la Batsheva Dance Company. Je l’ai vue à six ans. En pratique, c’est une promenade les yeux fermés, pendant une heure, guidée par un partenaire. C’était dans un stage de Lisa Nelson à Marseille en 2003. Elle proposait d’expérimenter le mouvement et l’immobilité les yeux fermés. Dans ce stage, grâce au travail de Lisa, c’est la première fois que j’ai eu le sentiment d’être en train de danser. Sinon, j’ai aussi fait le clown devant ma famille à l’âge de 4 ou 5 ans, en faisant des danses du ventre… tous les enfants font ça non ?

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Alors probablement Anaphase (1998) de Ohad Naharin avec la Batsheva. Puis, Kontakthof (1978) de Pina Bausch, avec la distribution originale de la pièce où tous les danseurs avaient plus de 60 ans. herses, une lente introduction (2007) de Boris Charmatz ainsi qu’une soirée d’improvisations de Boris. Jérôme Bel de Jérôme Bel (1995), Guintche (2010) de Marlène Monteiro Freitas, les performances de Tino Sehgal, Attentionography de Lisa Nelson. Mais aussi Jeanne Balibar dans un solo magnifique dont j’ai oublié le titre, plusieurs spectacles d’Yves-Noël Genod et beaucoup d’autres que je n’arrive pas à tirer maintenant de ma mémoire.

Quelles souvenirs gardez-vous de collaborations importantes à vos yeux ?

Je collabore actuellement avec Maki Suzuki, un artiste graphiste de collective Åbäke, avec qui je mène un workshop intitulé : Le Magnifique Avventure à la HEAD à Genève. C’est un workshop annuel d’une semaine au cours duquel nous cherchons à vivre une aventure, sous des formes qui changent. Nous essayons sans doute de déchiffrer ce qui fait aventure. La première édition a eu lieu en 2012 et après celle-ci nous avons fait la promesse, Maki et moi, de tenir ce workshop pendant 10 ans. Il est difficile d’expliquer ce que nous y faisons, car nous sommes concentrés sur l’expérience vécue plus que sur sa documentation. Nous arrivons le matin à l’école, demandons aux étudiants ce qu’ils voudraient faire et constituons une liste d’idées et de souhaits. Puis nous interprétons cette liste dans la semaine, même si parfois il s’agit de choses totalement irréalisables littéralement. La première année, nous avons fait le tour du lac Léman, la deuxième année nous sommes allés a Marseille, puis la troisième à Venise, la quatrième année c’était un huit-clos dans une maison à Nernier (Haute-Savoie), la cinquième nous avons fabriqué un bateau et l’avons amené sur la mer, la sixième année nous avons fait une mosaïque entre deux lacs. Ces semaines sont intenses, 24h/24 avec les étudiants, et se construisent, un pas après l’autre, vers l’inconnu.

Une autre collaboration qui m’est chère est celle avec Marlène Monteiro Freitas, pour qui je danse dans la pièce Paraiso – colecçao privada (2012-2013). Le processus de création de cette pièce, son interprétation et les relations dans l’équipe ont été extrêmement riches et ont sans doute influencé ma manière de travailler et de vivre.

Quelles œuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Je n’ai pas de panthéon, j’aime des artistes et j’apprécie leur travail. Je ne sacralise pas les pièces, les œuvres… Pour moi, les œuvres font partie d’une démarche, je les regarde par ce prisme là, jamais comme un objet isolé qui serait réussi ou pas.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

J’essaie de travailler en questionnant les limites de la danse, j’essaie d’adopter une démarche qui ne distingue pas tant la danse d’autres choses. Une chose essentielle pour moi est l’expérience vécue. Et je trouve que la danse est une pratique avec laquelle on peut approfondir la recherche de l’expérience. C’est l’enjeu de la danse à mon goût, partager une expérience vécue, l’amener à être ressentie, par l’action et par la vision. J’aime bien voir la scène comme un espace où tout peut être fait. Quand je me confronte à cette liberté là, qui est plutôt théorique, la question de la responsabilité émerge. Je traite ça dans mon dernier projet, Sur l’interprétation – titre de l’instant (2017), dans lequel les interprètes viennent de parcours très différents et sont tous confrontés à la question : comment utiliser la situation du spectacle pour faire quelque chose qui aura une importance pour eux ? Cette question nous a amené à nous concentrer sur la manière dont on fait des choses, la manière dont on s’engage dans une activité, sur scène et en dehors, donc dans le contexte du spectacle, sur l’interprétation. Le niveau d’engagement dans une action va définir la qualité de l’événement, cela tient sur scène mais aussi dans la vie. Voici peut-être un enjeu de la danse, développer des outils sur scène qu’on puisse amener aussi en dehors de la scène, dans la rue, à la maison, partout. Et du coup, la question de distinguer ce qui est la danse et ce qui ne l’est pas perd de son importance. La concentration et l’engagement peuvent faire devenir toute action une danse. Je pense qu’il y a encore un long chemin à faire, vers une attitude plus ouverte envers la danse. Une attitude qui va brouiller d’avantage les limites entre les disciplines, entre les spectateurs et les performeurs et créer une atmosphère nouvelle dans les salles de spectacle. Il s’agit d’un déplacement des codes habituels de la danse, qui n’est pas nécessairement énoncé dans le contenu des pièces, mais qui est le résultat de la manière avec laquelle elles se sont fabriquées. J’apprécie quand un danseur me donne à voir l’opération intérieure qu’il fait quand il danse, ou lorsqu’un chorégraphe me laisse voir sa manière de composer le spectacle.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je trouve que le spectacle, ou la scène, est un espace singulier d’un point de vue social. Il s’agit d’un endroit qui implique une sorte de « pacte » où tout y est à la fois fictionnel et réel. Cela permet une certaine liberté, qui est peut être plus rare en dehors de l’évènement artistique. Le rôle d’un artiste, pour moi, est de s’appuyer sur les conditions qui sont déjà là, inhérentes à la situation du spectacle, son environnement de travail. Je crois que c’est un endroit où les règles ordinaires de la vie peuvent être mises en question, critiquées et/ou affirmées. Ensuite, la prise de risque est essentielle pour moi, faire des pièces qui n’exploitent pas forcément les ficelles du succès mais qui marquent une volonté de rester proche d’une recherche, qui partage ses doutes et ses questionnements. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont le travail peut interroger le regard.

Photo © Yaïr Barelli