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Trajal Harrell « Il faut frapper la balle en face de soi »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 20 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe américain Trajal Harrell.

Formé notamment auprès des compagnies de Trisha Brown et de Martha Graham, Trajal Harrell entretien des rapports complexes avec ces figures tutélaires. Dans sa série Twenty Looks or Paris Is Burning at The Judson Church (entamée en 2010), composée de sept spectacles de différents formats, il confronte volontiers des héritages a priori opposés comme le courant post-modern, le voguing, le butoh, la tradition théâtrale grecque … Il présente ses spectacles dans des théâtres et des festivals dans le monde entier, mais également dans des espaces muséaux, à l’instar de l’exposition retrospective Hoochie Koochie à la Barbican Art Gallery à Londres cet été.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Je me souviens de mon Oncle Buster, me faisant danser dans le garage, j’avais quatre ans. J’ai une photo polaroïd de cette scène, inestimable pour moi. Je trouvais que mon oncle était l’homme le plus élégant que je connaissais. Il vivait à Atlanta, la grande ville, alors que je vivais dans une petite ville du sud, en Géorgie. Il avait des chaussettes de soie, et des plumes sur son chapeau. Ça, il savait danser ! Il prenait toujours un moment pour me montrer les derniers pas à la mode en ville.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Quand j’ai vu Steps in the Street de Martha Graham, une des séquences de Chronicle (1936), j’en ai eu des frissons. Je sentais des picotements le long de ma colonne vertébrale. C’était si exaltant, si provocant. C’était avant que je décide de devenir danseur et chorégraphe. La façon qu’avait Martha Graham de travailler le sens et l’incarnation était géniale. Aussi, il y a la dernière œuvre de Tatsumi Hijikata, Tohoku Kabuki Plan IV (1985), que beaucoup de gens considèrent comme moins bonne que ces premières pièces, mais moi je l’adore. Je suis aussi évidemment un grand admirateur de la pièce pour laquelle il a dirigé Kazuo Ohno, Admiring La Argentina (1986). Mais bien sûr, le premier ball de voguing et le premier vrai défilé de mode auxquels j’ai assisté ont été fondateurs !

Quels sont vos souvenirs les plus intenses, parmi tous les projets auxquels vous avez participé ?

Je suis actuellement en train de travailler sur une exposition de performances au Barbican Centre à Londres. C’est une retrospective de mon travail depuis 1999 jusqu’à maintenant. Il y a quinze pièces performées dans les salles pendant toute la durée d’ouverture du centre, pendant quatre semaines. C’est mon expérience la plus intense car ça se passe en ce moment. Tout ce que j’ai pu faire à n’importe quel moment a toujours été l’expérience la plus intense. Ce qui ce passe maintenant est toujours le plus vibrant.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ?

Mon administratrice américaine, Catherine Levine, est présente à mes côtés depuis le tout début de la Série (Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church). Elle a essuyé tellement de tempêtes, a vu tellement de journées radieuses… Je suis très chanceux d’avoir une personne comme elle pour s’occuper de mon administration, généreuse et aimante. Elle est incroyable !

Quelles oeuvres théâtrales ou chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Mon panthéon est principalement composé de pièces qui m’ont impressionné quand j’ai commencé à être chorégraphe. Il y a bien sûr des exceptions, mais ces pièces qui nous changent dès le départ restent aujourd’hui des pierres angulaires. Il y a : Steps in the Street (1936) de Martha Graham, Elena’s Aria (1984) d’Anne Teresa de Keersmaeker, Jérôme Bel (1995) de Jérôme Bel, Sweet in the Morning (1996) de Judith Jamison, Ralph Lemon- Geography part 1 (1997), Sarah Michelson- Dover Beach (2008), Kontakthof (1978) de Pina Bausch, Tohoku Kabuki Plan IV (1985) de Tatsumi Hijikata, Admiring la Argentina (1986) de Kazuo Ohno, Heretic (1929) de Martha Graham, Artifact (1984) de William Forsythe, Calico Mingling (1973) de Lucinda Childs, Set and Reset (1983) de Trisha Brown, autant vouloir le bleu du ciel et m’en aller sur âne (2004) de Christian Rizzo, Frère & soeur (2005) de Mathilde Monnier, It’s not funny (2006) de Meg Stuart, Rain (1989) de Bebe Miller, State of Darkness (1999) de Molissa Fenley, Con forts fleuve (1999) de Boris Charmatz, low pieces (2009-2011) de Xavier Le Roy.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Pour moi, le principal enjeu de la danse, c’est de trouver la bonne image à projeter, convenablement, dans mes pièces. J’essaie de ne pas me faire avoir à envisager l’actualité comme plus large que ce qu’elle est. J’ai appris ceci en écoutant les grands joueurs de tennis. Il faut frapper la balle en face de soi. Quand le score est encore 30-30, il ne faut pas jouer la balle de match. Par conséquent, l’enjeu le plus important, c’est de tenter d’accomplir ce que j’entreprends avec le plus de générosité, de gentillesse et d’habileté possible.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

L’artiste doit élargir du mieux qu’il peut l’imagination humaine. Il doit constamment agir, dans son travail, vers une meilleure compréhension, une meilleure appréhension de nos différences.

Photo © Paula Court