Photo Wax © Patrick Berger Atelier de Paris   CDCN

Tidiani N’Diaye, Wax

Propos recueillis par Charlotte Imbault

Publié le 26 avril 2020

La dernière création du chorégraphe Tidiani N’Diaye, Wax est en suspens. Elle devait avoir lieu à Charleroi Danse pendant le festival Legs et continuer sa tournée en juin à l’Atelier de Paris / CDCN pendant le festival June Events. A l’intérieur d’un espace coloré et graphique, deux danseurs se fondent, apparaissent, surgissent, disparaissent dans les plis et replis d’une scénographie caméléon. Tissage de motifs gestuels qui citent quelques-unes de ses pièces précédentes, son Wax ainsi suspendu est l’occasion de s’immiscer dans sa pratique chorégraphique.

Dans chacune de tes pièces, ton rapport aux matières est très présent que ce soit dans Être différent (2009), ton premier projet, où l’élément principal est une balançoire suspendue ou dans Moi, Ma Chambre et Ma Rue (2009-2016) qui devient presque une pièce-installation avec ses sacs plastiques et sa natte en tissus ou encore dans Bazin (2017) et ses tissus et projections vidéos. Comment toutes ces matières interviennent-elles dans ton travail de composition chorégraphique ?

Dans mes pièces, j’ai toujours travaillé avec des objets. C’est plus difficile de bouger ou de trouver quelque chose avec un corps seul. Quel est le bon mouvement ? Le bon geste ? Quand je suis avec des matériaux, des objets, de la matière, les mouvements viennent naturellement. Dans Être différent, quand je me suis mis sur la balançoire, j’ai vu qu’il y avait plein de choses que je ne pouvais pas faire : j’étais limité, car je ne suis pas un circassien. Mais je pouvais facilement être en torsion, en contorsion, d’un côté et d’un autre, en déséquilibre, lâcher les deux mains… flotter aussi. Avec Moi, Ma Chambre et Ma Rue, c’est le contexte qui m’a amené aux objets. En 2009, j’étais à Bamako et je voulais créer une pièce qui parle de ma chambre et de comment ce qui m’entoure m’influence. À côté de l’espace où je dors, il y avait une déchetterie à ciel ouvert : c’était le chaos, le bazar. Les sacs plastiques ont intégré le solo. Ce qui est beau avec cette matière, c’est qu’elle vole, elle embrasse l’air… elle est fragile, multicolore, légère… Le corps et les sacs plastiques peuvent raconter beaucoup d’histoires. Pour ce solo, j’ai travaillé également avec une natte en tissus qui m’a permis de jouer avec une série de postures, de faire disparaître mon corps et de créer au fur et à mesure une danse des images. Pour Naturel Mystique, j’ai utilisé le bambou : il était là comme un bâton, une arme, un élément géométrique, une perche. Il est un personnage qui impacte aussi bien ma danse que le dessin de son espace. Pour la pièce Bazin, l’installation des tissus est centrale. Comment peut-on les manipuler ? Quels gestes du quotidien font-ils naître ? J’ai travaillé avec un plasticien, Arthur Eskenazi.

Pourquoi t’es-tu tourné vers un plasticien ?

J’ai rencontré Arthur pendant ma formation à exerce à Montpelier. Au début, j’avais décidé de travailler avec un danseur, mais il n’était pas disponible. Arthur devait faire la dramaturgie, je lui ai proposé de faire le duo avec moi. Il a accepté, donc on a fait la pièce ensemble. Il m’a apporté beaucoup avec son regard et ses connaissances de plasticien, par exemple pour le montage des vidéos. Et aussi les « limites chorégraphiques » du corps d’Arthur ont joué le même rôle que les matériaux avec lesquels j’ai l’habitude de travailler, comme une contrainte à détourner, avec laquelle jouer. La pièce s’est écrite en dialogue : la réponse de ses propres réactions à mes diverses sollicitations, sa propre manière de comprendre et de répondre aussi.

Pourrais-tu dire que tu as besoin systématiquement d’une matière pour créer du mouvement ?

Dans les pièces que j’ai faites jusqu’à présent, j’ai toujours eu de la matière comme point de départ. Pour Wax, c’est différent, la danse est mise en avant, le corps est davantage en jeu. La matière agit en empreinte. On ne voit pas l’objet mais on peut l’imaginer à travers les mouvements du corps. J’essaye de créer un motif de wax [le wax est un tissu caractérisé par un motif figuratif ou abstrait, ndlr.] imaginaire avec une danse en spirale par exemple. Avec les deux danseurs nous avons exploré cette idée de geste à blanc en prenant en compte les motifs infinis caractéristiques des imprimés de ce tissus.

Dans Wax, on retrouve beaucoup de motifs gestuels des pièces précédentes comme la marche à quatre membres – pour ne pas dire « pattes » – de Naturel Mystique (2015). Tu as les deux bras tendus, les poings qui reposent au sol et tu avances vers l’avant-scène. Mais il y a aussi le motif des balançoires qui cite Être différent.

Dans Wax, c’est vrai que j’ai repris quelques gestes comme ceux d’Être différent, Naturel Mystique, il y a aussi des gestes de Moi, Ma Chambre et Ma Rue dans une phrase que les deux danseurs répètent. Wax – avant sa première qui n’a pas pu avoir lieu – a donné naissance à mon solo Caméléon (2020) que j’ai montré au festival Antigel, à Genève, en janvier dernier. J’ai profité d’une résidence de trois mois à Genève à l’automne dernier pour travailler sur le solo avec les matières chorégraphiques de Wax. C’était aussi l’opportunité de continuer ma recherche gestuelle. Les deux pièces ont plusieurs points communs : des échos dans les gestes mais aussi du point de vue scénographique, c’est la même idée de dispositif.

Pourrais-tu parler de l’idée de ce dispositif ?

La scénographie de Wax représente un studio photographique où le spectateur est un photographe : il regarde ce qu’il a envie de regarder. Un seul motif se répète de l’espace de la scène jusqu’aux costumes. Les danseurs sont comme absorbés par ce motif et pourtant leurs gestes impactent fortement le regard.

Ton travail de composition s’étend à beaucoup de champs disciplinaires, tu te situes souvent à beaucoup d’endroits pendant le travail de création : à la scénographie, aux lumières et à la vidéo. Qu’est-ce qui arrive en premier : les corps en mouvement, les lumières ou la construction d’un espace ?  

Tout dépend des pièces. Pour Être différent : j’ai pensé le corps et la lumière en même temps, alors que pour Moi, Ma chambre et Ma rue, la pièce part de la construction de l’espace. L’installation des sacs plastiques me prend deux, trois ou quatre heures à chaque montage. C’est un rituel. Je construis un bel espace pendant quatre heures et le temps de la pièce, je mets le bazar. Pour Bazin, je suis d’abord allé à Bamako voir les femmes qui travaille le bazin [tissu à base de coton qui est ensuite teinté et damassé] pour réaliser un film documentaire sur la fabrication de ce tissu et son esthétique. Ensuite, on a intégré la vidéo dans l’installation. Pour Caméléon, j’ai commencé par filmer avec une GoPro dans les rues de Genève, de Bamako et de Mopti. Les images projetées s’enchaînent dans une chronologie inversée à celle du récit. Je commence le film à Genève et le termine dans mon village alors que l’histoire commence dans mon village et se poursuit en Europe.

Pourquoi filmes-tu ? Qu’est-ce que t’apporte la vidéo dans le travail chorégraphique ? Comment relies-tu ton travail vidéo à ton travail chorégraphique ?

J’ai commencé à filmer les pièces de danse en 2007. Quand j’étais à Bamako, je filmais des pièces de danse que je voyais assez régulièrement et quand j’ai eu ma propre caméra en 2010, j’ai commencé à filmer beaucoup plus. Je me suis intéressé à la vidéo interactive à un moment donné et donc j’ai fait un petit stage. J’utilise ce procédé dans Naturel Mystique. J’ai filmé aussi quand j’étais élève au CNDC d’Angers et à exerce, à Montpellier ; je documentais les pièces. J’ai beaucoup d’archives vidéo. J’étais dans un master de recherche et je me demandais comment intégrer l’image dans mon travail chorégraphique.

Ton premier rapport à la vidéo est donc celui d’un spectateur qui filme.

Oui, si je filmais les spectacles avec une caméra, c’était pour arriver à le voir autrement. Tiens, là, je décide que je cadre. Je me suis amusé à chercher comment filmer un spectacle de danse en tant que spectateur et aussi en tant que danseur. Comment regarde un danseur ? Et qu’est-ce que regarde un danseur avec une caméra ?

Quand tu as chorégraphié ta première pièce, tu faisais déjà beaucoup de films de danse ? Comment s’est fait le lien ? 

Au début, quand je filmais une pièce, je voyais l’action de filmer non pas comme un boulot, mais comme une passion. À un moment donné, je me suis retrouvé à me dire : bon, en fait, les deux, ça peut exister dans un spectacle.

Que se passait-il quand tu filmais les pièces des autres ? Peux-tu en parler plus précisément ?

L’intérêt pour moi de filmer, c’était déjà de documenter la pièce. À chaque fois que je rentre dans une salle de spectacle, encore aujourd’hui, je regarde au fond pour voir si quelqu’un filme. Il y a beaucoup trop de spectacles qu’on ne filme pas. Filmer permet au chorégraphe de voir sa pièce autrement, de manière globale. J’ai aussi filmé des pièces en cours comme en 2012, sur une création de Rachid Ouramdane, lors d’un stage. Mon stage consistait à regarder ce qu’il faisait. J’avais une caméra et je lui ai demandé si ça ne l’embêtait pas que je filme les filages. Même si ce sont des films de travail, je n’ai pas filmé en plans fixes. Où se passe le mouvement ? Où un danseur rentre, sort ? Où sont-ils dans l’espace ? Tu peux avoir un plan large au début, mais après tu filmes le mouvement, le déplacement. La vidéo travaille le regard. Pareil, au CNDC, puis à exerce, je filmais les cours. Avec toutes mes archives sur ma période au CNDC : je voudrais réaliser un film à partir de mes rushs. C’est un projet que j’ai envie de monter un jour.

Continues-tu aujourd’hui de filmer le travail des autres ? 

Je filme un peu moins qu’avant. Il y a eu un moment où je n’ai plus pu faire les deux. Soit je suis chorégraphe, soit je suis vidéaste. Les deux pratiques commençaient à se mélanger sérieusement. Il m’est apparu assez clairement que la vidéo était une passion mais pas le métier avec lequel j’avais envie de gagner de l’argent. J’aime l’action de filmer mais j’aime moins tout le travail de montage, où tu passes beaucoup de temps derrière ton ordinateur.

As-tu envie de continuer la vidéo dans tes pièces chorégraphiques ? 

Oui. Dans la continuité de Moi, Ma Chambre et ma Rue, j’aimerais développer un projet qui s’appelle Mer plastique où la danse est pensée pour l’image. C’est un projet en plusieurs parties : un spectacle, une installation vidéo en réalité virtuelle et une exposition.

Pendant ton processus de création, filmes-tu les répétitions ?

Je filme beaucoup, mais je regarde rarement les rush. Je réfléchis, je refais les gestes dans ma tête. Je joue avec la mémoire qui fluctue : il y a des choses qui s’en vont et des choses qui restent. Je vais regarder les films de travail seulement au début d’une nouvelle résidence qui serait séparée de deux ou trois mois de la précédente, je peux les montrer aux danseurs ou les regarder tout seul. Le film vient combler un trou dans le temps mais n’intervient pas dans le processus de création. Une création, ça change tout le temps. Ce n’est pas : je fais ça et c’est bien, donc je le garde. Mais plutôt : je fais ça aujourd’hui et dans deux jours, je passe à autre chose. Ce que je fais aujourd’hui n’a déjà plus rien à voir avec ce que j’ai fait.

C’est l’idée de laisser la porte ouverte sur l’inventivité à chaque moment.

Oui, et aussi je suis pris par le temps : quand je suis en création, je n’ai pas assez le temps pour regarder ce qui a eu lieu. Ce n’est pas le moment. Je suis dans l’instant présent avec les danseurs, avec les corps qui sont là.

Dans la pièce Caméléon : tu dis que tu vis entre le Mali et la France et tu nommes le fait de te sentir un intrus dans tous les endroits où tu vas. Est-ce que ça a du sens de parler d’une danse qui serait attachée à un pays ?

Sur les réseaux sociaux de certains lieux, après une résidence, je peux lire encore parfois que mon travail est associé à de la « danse africaine » mais ce n’est pas la manière dont je qualifie mon travail. Ce sont les autres qui posent des mots et des barrières. Nous, en tant qu’artistes, on n’utilise pas les mêmes mots. Est-ce que l’on utilise « danse européenne » ? Je ne pense pas. Je n’ai plus envie de me battre avec ça. Je sais que je fais de la danse contemporaine, je ne sais faire que ça. Je n’ai plus envie de faire la guerre.

Et au Mali, comment est perçue la danse que tu fais ?

Au Mali, mon travail suscite la curiosité, ils découvrent. Ils ne mettent pas de mots : ils ne disent pas que c’est une danse de blancs ou de la danse occidentale. En France, parce que je suis noir, parce que je suis Africain, je suis souvent mis dans la catégorie « danse africaine ».

Une catégorie raciste, je crois qu’on peut le dire.

En tout cas, il y a encore des clichés. Une fois, on m’a invité dans un festival pour faire un workshop de danse afro-contemporaine. Je leur ai répondu que je faisais de la danse contemporaine. Ils ont insisté : alors de la danse malienne ? Cette mention, pour un lieu, permet de faire venir du public. Moi, je ne suis pas là pour faire venir du public. Je suis là pour montrer mon travail, quelque chose de moi, de maintenant. Je n’ai rien contre la danse africaine, mais je ne sais pas faire. Je n’ai pas acquis cette technique.

J’ai noté une autre phrase issue de ta pièce Caméléon et qui résonne particulièrement avec l’actualité du confinement. Tu dis : « Le vertige, c’est être ivre de sa propre faiblesse. »

C’est en effet une phrase de circonstance…

Wax, chorégraphie Tidiani N’Diaye. Avec Louis-Clément da Costa et Oliver Tida Tida / Souleymane Sanogo. Scénographie Pauline Brun. Lumières Brice Helbert. Création sonore Pierre Rativeau. Costumes Jean Kassim Dembélé, Valentine Solé, Jérôme Schmitt. Dramaturgie, regard extérieur Arthur Eskenazi. Photo © Patrick Berger.