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Thibaud Croisy « Le spectacle doit rester un art de la surprise »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 23 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le metteur en scène Thibaud Croisy.

Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’Université Paris-X, Thibaud Croisy est dramaturge et publie régulièrement des textes dans des revues et des ouvrages collectifs. Il écrit et met en scène ses propres pièces et produit des performances dans son propre appartement ou dans des théâtres comme à la Ménagerie de verre ou le Théâtre de Gennevilliers. Cette saison, il a notamment présenté Témoignage d’un homme qui n’avait pas envie d’en castrer un autre (2016) au Théâtre de Vanves. Sa prochaine création, La prophétie des Lilas, sera créée à la rentrée au Théâtre Paris-Villette.

Quel est votre premier souvenir de théâtre ? 

Les spectacles de marionnettes qu’on m’emmenait voir au jardin du Luxembourg, quand j’étais enfant. J’imagine qu’ils ont été une référence pour de nombreuses générations et peut-être le sont-ils encore aujourd’hui puisque le théâtre existe toujours. C’était un monde assez intriguant, posé au beau milieu du parc. On y voyait des contes de Perrault et on s’époumonait pour dire à Guignol où se cachait Gnafron, en espérant qu’il lui foute une bonne raclée. J’allais aussi aux marionnettes du parc Montsouris. Les spectacles étaient moins léchés mais toujours présentés par une marionnette fascinante dont le cou s’allongeait démesurément. Un phénomène proprement surréaliste. Depuis quelques années, il y a un développement considérable du théâtre jeune public avec des pièces sans doute très belles et très pédagogiques mais j’aime l’idée qu’on puisse montrer des choses assez monstrueuses aux enfants. Guignol en faisait partie, tout comme certains spectacles que j’ai pu voir au cirque. Une fois, on m’a emmené à la Villette pour voir du nouveau cirque mais je me suis profondément ennuyé, je m’amusais beaucoup plus devant les numéros traditionnels – plus cruels, plus archaïques et donc aussi plus magiques. Aujourd’hui, je regrette de ne pas y être allé davantage, comme je regrette de ne pas avoir vécu l’époque des parades monstrueuses. Je pense que c’est important d’être confronté à des phénomènes quand on est jeune. Ça ouvre l’imagination.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Ma réponse vous surprendra peut-être mais j’ai été très marqué par un spectacle de Jean-François Sivadier que j’avais vu au Théâtre des Amandiers en novembre 2004, quand j’avais dix-huit ans : Italienne, scène et orchestre. Il y avait la pièce, qui serait trop longue à raconter, et le public était installé sur scène, face à l’immense salle vide du théâtre. C’était la première fois que j’éprouvais cette inversion et que j’avais le sentiment qu’on m’avait choisi une place, qu’on m’avait situé physiquement. Ensuite, j’ai pu aimer le premier spectacle bifrontal que j’ai vu, juste par qu’il était bifrontal, et pareil avec des spectacles quadrifrontaux ou déambulatoires. En règle générale, j’ai été marqué par tous les dispositifs non-conventionnels que j’ai vus pour la première fois car je ne savais pas qu’ils pouvaient exister. C’est une chose que j’essaye aussi de reproduire dans mon travail, non par dogmatisme mais parce que je trouve que c’est toujours réjouissant de casser les habitudes et de proposer une chose un tant soit peu hors norme : une pièce très courte, une pièce très longue, une pièce qui invite à prendre une position inhabituelle ou à réaliser des gestes inattendus. C’est une tentative pour laisser un souvenir au spectateur et je crois que cela reste encore la chose la plus importante pour moi.

Quel est votre souvenir le plus intense parmi les projets auxquels vous avez collaboré ?

Il y en a pas mal. Mon plaisir est de regarder les spectateurs, autant que les acteurs, alors je garde un souvenir ému du public qui venait dans mon appartement pour Je pensais vierge mais en fait non (2012) et du soir où l’un d’entre eux s’est évanoui sur mon parquet. Pareil pour ceux à qui l’on demandait de quitter la salle dans Rencontre avec le public (2013) ou pour les spectateurs allongés sur le sol moelleux de Témoignage d’un homme qui n’avait pas envie d’en castrer un autre (2016). Ou encore les gens qui applaudissaient devant les projections géantes de Fleur Pellerin à l’Hôtel-de-Ville de Vanves. Je partage souvent des souvenirs forts avec les équipes mais cela n’est pas forcément intéressant à raconter ici. Ce qui est plus amusant, c’est d’observer la position dans laquelle nous mettons les spectateurs, qu’elle soit mentale ou physique. Si ça ne sonnait pas aussi prétentieux, je ne dirais pas que je fais des pièces mais des positionnements.

Quelle rencontre ou collaboration artistique a été la plus importante dans votre parcours ? 

Je n’ai pas travaillé avec une quantité impressionnante de gens mais je les ai toujours minutieusement choisis et dans bien des cas, j’ai retravaillé avec eux. Preuve que je ne m’étais pas complètement trompé en les choisissant – et peut-être que eux non plus d’ailleurs. Je sélectionne des gens qui me permettent de me déplacer, de me désencroûter, et qui me semblent aptes à comprendre mes obsessions et à leur donner corps. Si vous voulez des noms, il suffit de regarder les distributions : Sophie Demeyer (danseuse), Véronique Alain, Léo Gobin (acteurs), Emmanuel Valette, Philippe Gladieux (éclairagistes), Sallahdyn Khatir (scénographe), Pierre Bellemare, la personne qui se cache derrière la lettre C. et dont on entend la voix dans Témoignage d’un homme… Fleur Pellerin aussi, en un sens. Je le dis sans ironie.

Quelles œuvres théâtrales composent votre panthéon personnel ?

Comme je vous l’expliquais tout à l’heure, j’ai aimé toutes les formes qui me sont apparues comme nouvelles mais cette appréciation est intimement liée à mon parcours de spectateur et à mes préoccupations du moment. Le spectacle n’est pas semblable à un livre que l’on pourrait relire dix ans plus tard ou à un film que l’on pourrait revoir toute sa vie et mettre à l’épreuve du temps. Il est beaucoup plus situé, lié à un contexte précis, et d’une certaine manière, il aspire beaucoup moins à l’éternité que les autres arts. Un spectacle n’est jamais que le spectacle d’un temps, pour un temps, et un temps somme toute très limité. C’est la raison pour laquelle je trouve cela presque contradictoire de faire des listes de spectacles, des Top Ten du passé qui ne diront pas grand-chose à ceux qui ne les ont pas vus. De toute façon, je déteste les classements. Dubuffet disait que la culture est classeuse, qu’elle cherche toujours à homologuer, hiérarchiser, compartimenter, catégoriser, fixer, et que c’est un non-sens absolu qui est contraire à l’idée même de l’art. Je pense qu’il avait parfaitement raison.

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Les mêmes que depuis toujours : créer à rebours des normes du temps, loin des consensus et des effets de mode. Quand j’ouvre une brochure de saison et que je vois qu’un spectacle sur deux met en scène la détresse des migrants, faisant de leur drame terrible la tarte à la crème d’un théâtre soi-disant politique, je n’ai aucune envie de surfer sur cette vague. Quand je vois qu’un acteur ou une actrice devient une coqueluche qu’on essaye de recaser dans toutes les pièces branchées du moment, je me félicite de ne pas travailler avec. Et quand je vois que les sites internet de certains théâtres diffusent des bandes-annonces qui révèlent la moitié du contenu des spectacles, je redouble d’efforts pour ne pas tout dévoiler à l’avance et inventer une communication un peu plus amusante. Je crois que le spectacle doit rester un art de la surprise, ce qui est un pari extrêmement difficile à tenir, surtout sur la durée et dans le temps médiatique qui est le nôtre. Cela nécessite une grande exigence car il faut avoir beaucoup de ressources pour continuer à surprendre un public qui vous suit, des artistes avec lesquels vous travaillez et aussi vous-même. Le jour où je ne surprendrai plus personne et où je ne me surprendrai plus moi-même, alors ce sera le triomphe de l’ennui et à ce moment-là, vous n’aurez plus de nouvelles de moi.

Selon vous, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je pense qu’un artiste n’est ni un prêtre, ni un homme politique, ni un objecteur de conscience, qu’il ne doit être garant d’aucun ordre moral, idéologique ou esthétique et que s’il y a bien quelqu’un qui ne doit pas tenir de rôle dans la société, c’est lui. L’artiste qui me plaît est une sorte de bouffon, un individu qu’on ne peut pas saisir, ni réifier, et à qui on ne peut pas assigner de place, de mission, de message ou de fonction. Le bouffon fait ce qui lui plaît, avec une grande part de spontanéité, de liberté, et il s’amuse généralement à faire le contraire de ce que font les autres. D’une certaine manière, ce n’est pas un artiste au sens professionnel du terme mais une attitude. Et je crois que ce n’est qu’avec des attitudes qu’on peut sauver sa part d’indéfinissable. 

Photo © Emmanuel Valette