Photo Kim Hiortøy

Salka Ardal Rosengren « Se mettre au défi les uns les autres, avec amour »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 24 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici la danseuse et chorégraphe Salka Ardal Rosengren.

Originaire de Suède, Salka Ardal Rosengren est diplômée de P.A.R.T.S. et vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle a notamment travaillé avec les chorégraphes Salva Sanchis, Mikko Hyvönen, Tino Sehgal, Eszter Salamon, Xavier Le Roy, Daniel Linehan ou encore avec le danseur Andrew Hardwidge avec lequel elle a signé en juin dernier la pièce subbodybodysub au Thecarrierbag festival à Copenhague. Cette saison, nous avons pu notamment la voir dans la Carte Blanche de Tino Sehgal au Palais de Tokyo à Paris ainsi que dans Temporary Title, 2015 de Xavier Le Roy au Centre Pompidou. Elle danse actuellement dans 10000 gestes de Boris Charmatz.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont entrelacés avec mes souvenirs de jeu. Danser, c’était autant de sérieux, de concentration et d’intensité qu’un bon jeu. J’aimais savoir que je pouvais créer mon propre espace imaginaire dans la pièce où j’étais. Danser avec d’autres personnes, c’était comme faire ouvertement quelque chose de profondément intime. Le temps s’étirait, la force et la souplesse de mon corps étaient accueillis et prêt à être utilisé, façonné et contrôlé selon différentes règles, différents paramètres, mais c’était une forme si explicite qui n’avait rien à voir avec la domestication silencieuse de l’école.

J’habitais dans une maison qui n’était jamais vide, toujours bruyante et désordonnée, j’aimais me retrouver dans un endroit où les règles étaient claires et faciles à suivre. Nous étions toutes des filles, à l’exception du pianiste. Les comportements normatifs qu’on reproduisait inconsciemment lorsqu’il y avait des garçons se sont alors décalés. Je me sentais libérée des relations de pouvoir qui s’installe à travers le genre. Avec la danse, je me sentais libre d’être une autre personne, je laissais mon identité sociale dériver et j’essayais différents « moi ».

J’ai toujours vu cet environnement – l’enseignante et les autres filles – comme une source de défis. Les règles stricts et l’unité du ballet m’ont permise de ne pas être trop centrée sur moi même, je dirigeais mon attention sur la production d’une forme plus grande et collective. Je me souviens apprendre à voir de la beauté dans ces mouvements. Je me suis rendu compte que je m’intéressais à la façon qu’une fille avait de tendre son pied, de sauter, de descendre sa main en suivant la musique avait de m’émouvoir plus qu’une autre qui faisait pourtant exactement la même chose. Je pouvais pas vraiment expliquer pourquoi je préférais celle là plutôt qu’une autre, mais j’amassais toutes ces expériences. Je ne suis jamais allé voir beaucoup de ballets lorsque j’étais enfant, je n’ai donc pas vraiment d’images auxquelles je pourrais vraiment me rattacher. Ces images, je me les suis faites dans cette pièce, avec ces filles.

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectatrice ?

Il y a eu beaucoup de spectacles importants, mais celui qui vient à l’esprit est le duo Love. Death. My life with Ting-Yu. Oh wait, I am you (2006) de et avec Tarek Halaby et Sue-Yeon Youn que j’ai vu la première année où je suis arrivée à Bruxelles pour étudier la danse et la performance. C’était une pièce excentrique que j’ai ensuite porté longtemps après. Ils étaient comme deux fortes personnalités qui avaient trouvé un moyen de construire quelque chose ensemble, à partir d’une étrange amitié. Je me souviens de séquences de changement de costume rapide, de leurs deux corps expressifs enchevêtrés et de voir soudainement la danseuse donner naissance à une pomme. C’était sauvage et rempli de force, de courage et d’amour. C’était très différents des corps éloignés que je pouvais voir à la Dansens Hus à Stockholm (Grand théâtre à Stockholm qui programme essentiellement des spectacles de danse, ndlr.). Leurs corps étaient comme des sculptures mises en mouvement sur scène, plutôt que vivants, plein de désirs, de confusions, d’attraits pour la vie. Cette pièce m’a permis de me rendre compte que la création d’un spectacle, se situe à un endroit complètement différent d’un simple entrainement en studio, où un autre type de transformation pouvait avoir lieu.

Quel souvenir intense vous reste-t-il d’une collaboration ?

Une fois, j’ai travaillé avec deux chorégraphes, qui m’étaient chers mais qui étaient en même temps en train de se séparer. Je me souviens que sur la porte de notre vestiaire, il y avait un papier sur lequel nos trois noms était écrit. L’un des deux chorégraphes a déchiré ce papier, de sorte que seuls nos deux noms soit affichés. C’était assez intense.

Quelle rencontre artistique a été une des plus importante dans votre parcours ?

Après avoir travaillé avec plusieurs chorégraphes hommes, j’ai rencontré Malin Élgan. J’étais heureuse de sa façon de travailler, elle avait des méthodes et des horaires très stricts, mais elle s’autorisait des déviations de la pensée, qui influençaient à leur tour ses méthodes. Elle avait un enthousiasme et une curiosité plus importants que tous les autres chorégraphes que j’avais rencontrés auparavant. Elle travaillait en étroite collaboration avec une équipe uniquement composée de femmes. Je n’y étais pas habituée et j’ai aimé travailler avec elles. Tous les jours après les répétitions, je rentrais en métro avec Malin et nous profitions de ce trajet pour discuter ensemble. Elle venait plutôt du milieu universitaire, pas vraiment de la pratique. Elle entretenait une forme de fraicheur, presque naïve, et ce malgré son âge. C’était encourageant de voir que le professionnalisme n’annule pas le désir et la vitalité. Peut-être parce qu’elle n’était pas aussi prudente et qu’elle ne se protégeait pas de la même manière que les chorégraphes hommes que j’avais déjà rencontrés.

Quelles œuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Bartók/Mikrokosmos (1987) d’Anne Teresa de Keersmaeker, l’opéra Einstein on the beach de Philip Glass Robert Wilson et Lucinda Childs. La performance de Marlene Monteiro Freitas dans (M)IMOSA Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M) (2011) de Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

J’aime ce que le plasticien américain Mike Kelley a dit une fois : les artistes devraient être des imbéciles professionnels. Je pense qu’on devrait tous se mettre au défi les uns les autres, avec amour. Je trouve ça bien lorsque les artistes peuvent mettre à profit leur force et leur esprit sans devoir blesser, abuser ou voler les autres autour d’eux. Après avoir travaillé avec différents artistes, j’ai du mal à séparer leurs intentions premières du résultat effectif de leur travail. J’aime voir le comportement des gens, leur façon de vivre et d’interagir pendant leurs créations ou celles des autres. Je pense que c’est plus important de savoir quels ont été les chemins qui nous ont permis d’arriver à une idée, que l’idée en elle même.

Photo © Kim Hiortøy