Photo © Agathe Poupeney

Alban Richard « Militer pour l’émancipation et la visibilité de tous les corps »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe Alban Richard.

Interprète entre autres pour Odile Duboc, Christine Gaigg, Olga de Soto et Rosalind Crisp, Alban Richard a fondé sa compagnie l’ensemble l’Abrupt en 2000 et a depuis créé un répertoire d’une vingtaine de pièces de différents formats à travers lesquelles il explore les répertoires de compositeurs, aussi bien contemporains que médiévaux. En septembre 2015, il a pris la direction du centre chorégraphique national de Caen en Normandie. Depuis il a multiplié les créations : Nombrer les étoiles (2016), Insane (2016), Une Fantôme-Danse (2017) ou encore Breathisdancing (2017) avec Mariam Wallentin et Erwan Keravec.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Je dansais en cachette dans ma chambre. Le début des années 80 c’était fou : Yazoo, Michael Jackson, Irene Cara, Téléphone, Kim Wilde, et j’en passe…Il y a aussi eu les kermesses des écoles de Quéliverzan : une danse russe sur Pétrouchka, t’en va pas, ou celles du Relecq-Kerhuon : un souvenir impérissable d’une chorégraphie de 50 élèves sur Oxygène de Jean-Michel Jarre. Les kermesses en Bretagne ça crée des carrières !

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Eidos : Telos (1995) et Endless House (1999) de William Forsythe. Quartett (1999) d’Heiner Müller, une collaboration entre la compagnie de danse Rosas et la compagnie de théâtre TG Stan, avec Jolente De Keersmaeker, Frank Vercruyssen, Anne Teresa De Keersmaeker, Cynthia Loemij. Les épisodes de la Tragedia Endogonidia (2002-2004) de Romeo Castellucci. La barque le soir (2012) mise en scène par Claude Régy. Yellow Towel (2013) de Dana Michel.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

En tant qu’interprète, les premières sont toujours des moments intenses. Faire apparaître une forme c’est vraiment enthousiasmant. Que le regard des spectateurs se pose pour la première fois sur le travail effectué tout au long de la création, c’est de l’ordre du dévoilement et donc d’un plaisir à la fois corporel et intellectuel. Deux moments étranges : ma première fois au Théâtre de la Ville, j’ai 23 ans, je danse dans une pièce de Karine Saporta. Le public hue, hurle, part en claquant les sièges. À la fin de la pièce, j’avais un solo, un genre d’hommage à la Pavlova et aux grandes ballerines : le public s’est déchainé. Danser sous les hués pendant quatre minutes c’est une expérience ! Et puis, la dernière représentation des 3 Boléros (1996), juste après le départ d’Odile Duboc… Un double deuil.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Chaque rencontre permet de se transformer. Il y a de longues collaborations qui irriguent votre travail, il y a des moments brefs, il y a les proximités esthétiques, les découvertes qu’on n’attendait plus, il y a les amis, les amours, il y a la vie au quotidien avec la lecture et la découverte de musiques… J’ai la sensation qu’il n’y a pas d’évènements artistiques importants mais une accumulation de savoirs, une multitude de transformations silencieuses. Il faudrait tout nommer… Alors nommons certaines personnes : Nathalie Schulmann, spécialiste en analyse fonctionnelle du mouvement dansé. Valérie Sigward, créatrice lumière. Corine Petitpierre, plasticienne et créatrice costume. Les chorégraphes Odile Duboc, Rosalind Crisp et Christine Gaigg. Les danseurs avec qui j’ai une longue collaboration, notamment Laurie Giordano, Mélanie Cholet et Max Fossati. Le monde de la musique, compositeurs et musiciens : Laurent Perrier, Christophe Rousset (Les Talens Lyriques), Brigitte Lesne (ensemble Alla francesca), Les Percussions de Strasbourg, Raphaël Cendo, Jérôme Combier, Robin Leduc… Quant aux rencontres et collaborations artistiques liées aux amis ou aux amours, elles resteront aujourd’hui cachées. Il parait qu’il faut toujours entretenir un peu de mystère !

Quelles oeuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Dance (1979) de Lucinda Childs, chef d’œuvre absolu du minimalisme américain. Drumming (1998) d’Anne Teresa de Keersmaeker : le choc d’une compagnie, et quelle compagnie à la création ! Entièrement livrée à la partition de Steve Reich. Of Any If And (1995) de William Forsythe : la danseuse Dana Caspersen et le danseur Thomas Mcmanus magnifiés dans une pièce virtuose par son inventivité corporelle, son élégance, sa composition. Ram Dam (1995) de Maguy Marin, pour l’incroyable partition chorégraphique et musicale de Ram. Maybe Forever (2007) de Meg Stuart et Philipp Gehmacher, avec Meg Stuart en majesté. So Schnell (1990) de Dominique Bagouet, pour l’architecture globale de la pièce portée par une génération de danseurs sublimes.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Accueillir toutes les danses, libérer l’imaginaire, militer pour l’émancipation et la visibilité de tous les corps. Mobiliser le grand public, construire des communautés provisoires de destins, créer du poétique. L’architecte Jean Nouvel a écrit « Être point de vue et point de mire ».

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Pour répondre à cette question, je reprendrais des extraits du Manifeste écrit pour le projet du Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie : « Ouvrir la capacité à l’émerveillement, au sensible, à l’émotion. Eveiller la curiosité. Stimuler les désirs de connaissance. Développer l’émancipation des pensées. Raviver notre capacité à vivre en êtres sensibles. Élargir l’espace de la solidarité. Inventer librement avec persévérance, respect et enthousiasme. Se permettre d’oser. »

Photo © Agathe Poupeney