Photo © Philippe Weissbrodt

Philippe Saire « Émerger depuis le noir »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 4 mai 2018

Figure phare du paysage chorégraphique Suisse, Philippe Saire développe une écriture du corps singulière, finement imbriquée dans des constructions d’images plastiques et visuelles. Initiée en 2011, la série des Dispositifs – composée aujourd’hui de quatre pièces, Black Out, NEONS Never Ever, Oh ! Noisy Shadows, Vacuum et Ether – témoigne de l’attachement profond du chorégraphe au travail graphique, mêlant corps, mouvements et lumière, construisant des espaces entre ombre et lumière, présence et absence, apparition et disparition. Les corps y dessinent des figures et transforment les matières du plateau au rythme d’une écriture chorégraphique délicate et lumineuse.

Comment est née la série Dispositifs

La série est née de l’envie d’un travail visuel : dans un de mes précédents spectacles Lonesome Cowboy (créé en 2009, ndlr) la surface du plateau était recouverte par des granulés noirs qui donnaient une texture particulière au sol. J’ai eu l’idée de mettre une caméra au dessus de la scène et l’image obtenue m’a fait prendre conscience du potentiel visuel de ce point de vue, qui me permettait de travailler sur la relation entre les corps et les traces de leurs déplacements. J’ai dans un premier temps cherché comment je pouvais placer le spectateur dans cette situation de vision verticale, puis le dispositif de Black Out s’est mis en place. Au départ, je n’envisageais pas de développer ce travail sous la forme d’une série, mais les possibilités offertes par des projets de la sorte m’ont donné envie de poursuivre ce type de recherches, d’envisager de nouveaux dispositifs scéniques.

Formellement, chaque pièce possède un dispositif unique. Ont-elles tout de même des points communs ? 

Oui, bien sûr, tout n’est qu’accumulation d’expériences. Ce qui change foncièrement d’une pièce à l’autre est dû à la non détermination préalable d’un thème, ou d’une narration. Ce qui est unique à chaque opus, c’est la démarche : le dispositif doit tout dicter, les contraintes physiques, le changement de point du vue de spectateur et la destination du mouvement. Une fois ces éléments déterminés, il y a la dynamique de travail avec les danseurs, qui se réinvente à chaque fois. Va-t-on passer par de longues périodes d’improvisation, ou rentrer assez rapidement dans une écriture chorégraphique ? Quand il s’agit de faire des choix, je m’appuie bien entendu sur mon expérience de chorégraphe, mais je lutte pour ne pas me figer dans un système.

Comment la série Dispositifs s’inscrit-elle dans votre démarche artistique ? 

Avec un regard rétrospectif, je pense que les Dispositifs sont une conjonction de plusieurs méthodes et démarches que j’ai entreprises au fil de mes projets. Tout d’abord, les spectacles plus classiques, « de plateau », dans une relation scénique plus traditionnelle, qui ont fondé mon travail chorégraphique. Il y a aussi un travail in situ, que j’ai développé sur plusieurs années à Lausanne, les Cartographies , duquel a découlé la création de plusieurs films. La topologie de cette ville, qui a la particularité d’être construite sur de nombreux dénivelés, a provoqué plusieurs fois des jeux sur des perspectives particulières, des angles de vision inhabituels pour des spectateurs. J’ai également réalisé moi même certains films des Cartographies . Le travail avec la caméra, la liberté du cadrage – en opposition à la position traditionnelle du spectateur – a stimulé cette envie de cadres différents. Les Dispositifs , au final, combinent tous ces centres d’intérêt.

La création lumière est systématiquement partie prenante de la mise en place des différents dispositifs qui composent la série. Quelles sont les motivations d’un tel attachement au travail lumineux ? 

Pour ces pièces, j’avais envie d’une certaine maîtrise de l’image, d’un cadre formel, mais aussi le projet d’orienter au maximum les regards, de travailler sur le cadre, de rechercher des procédés finalement assez proches du cinéma, mais transposés sur un plateau. En rendant une partie de l’espace abstrait, voire imperceptible, je peux donner davantage de valeur à ce qui émerge depuis le noir. C’est particulièrement flagrant dans Vacuum , où des apparitions-disparitions happent le regard. À la fin de Black Out , les spectateurs sont penchés au-dessus des danseurs et leurs yeux, acclimatés à l’obscurité, continuent toujours de chercher une figure à laquelle se raccrocher. Dans Ether , le point de fuite créé par deux panneaux est renforcé par un travail de la lumière en dégradé, comme une sorte d’entonnoir qui lui aussi va permettre la disparition. C’est d’ailleurs un des enjeux qui est apparu au fil de la création : l’idée d’une disparition dans un point de fuite, l’évanescence de la fumée. Ici, la tension créée par les lumières vient troubler la perception, la tord parfois en jouant sur l’architecture. Par rapport aux autres pièces de la série, NEONS Never Ever, Oh ! Noisy Shadows tient quant à elle une place particulière : je voulais que l’espace du plateau bouge, les danseurs y manipulent la lumière eux-mêmes et créent à chaque fois de nouveaux espaces de jeu.

La série Dispositifs entretient une relation étroite avec les arts visuels. Quelle place le chorégraphique occupe-t-il dans cette écriture plasticienne ? 

Certains dispositifs sont plus contraignants que d’autres, mais pour moi le corps est une donnée nécessaire au dialogue entre image et mouvement. Il y a bien entendu des moments arrêtés, figés, mais l’immobilité n’est jamais en continue. Je souhaite éviter un travail trop composé, comme une suite de clichés photographiques. Les images que le spectateur retient sont celles qu’il parvient lui-même à saisir. Un corps en mouvement, qui se fige soudainement, donne à voir une image qui va par la suite se défaire pour en recomposer une autre. C’est de cette manière que j’envisage le chorégraphique dans ce contexte : des corps en mouvement, l’écriture d’une danse ciselée et d’une infime précision. Je prends le pari que, aussi belle soit-elle, une image ne peut exister qu’en résonance avec des corps en mouvement.

L’intégrale de la série Dispositifs est présentée du 14 au 25 mai au Centre Culturel Suisse à Paris : Black Out , les 14 et 15 mai. NEONS Never Ever, Oh ! Noisy Shadows & Vacuum , les 17 et 18 mai. Ether, du 22 au 25 mai. 

Photo © Philippe Weissbrodt