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Nina Santes « Certaines danses sont sorcières par nature »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 30 mars 2019

Danseuse et chorégraphe, Nina Santes envisage le plateau du théâtre comme un espace d’émancipation, de métamorphoses et de liberté. Dans son premier solo Self made man, elle entremêlait voix, matières et mouvements au service d’une déconstruction de la fixité identitaire. Sa dernière pièce Hymen Hymne questionne la figure de la sorcière comme un personnage polymorphe, fluide, et permet de dessiner en creux une histoire des luttes politiques, féministes, queer et écologiques actuelles. Entretien.

Hymen Hymne fait partie d’un projet plus large qui aborde la question de la transformation de soi et de l’incorporation. Avant cette création, comment ces thèmes s’étaient-ils déjà manifestés dans votre travail ?

Il me semble que les idées de transformation et d’incorporation sont inhérentes au métier de danseur. Pour ma part, percevoir le corps comme un vaisseau, un paysage, une créature, un lieu d’où surgissent des figures multiples, a toujours été un moteur artistique très fort. Donc c’est à travers mon travail d’interprète au plateau que ces idées ont commencé à se manifester. En 2015, j’ai créé le solo Self made man. Le travail de recherche documentaire et chorégraphique autour de cette pièce a engagé ces questions de transformation et d’incorporation de façon encore plus profonde. À partir de ma rencontre avec Diane Torr, pionnière drag-king, et d’une expérience de vie « en homme » à ses côtés, l’écriture de la pièce s’est fondée sur un processus de transformation de mon corps, de ma voix et de l’espace. Au-delà de la question du genre, ce solo me permettait de déplacer mon point de vue, de modifier ma perception, de construire et de détruire des représentations.

Comment votre étude de la figure de la sorcière, convoquée dans Hymen Hymne, a-t-elle enrichit cette assomption d’une identité fluide, en métamorphose ?

La sorcière est une figure polymorphe, une figure qui fait peur car justement elle se meut, se transforme et échappe à l’assignation, à l’identification. On a tenté de lui attribuer une apparence fixe en occident (nez crochu et chapeau pointu…) pour mieux la dominer, mais cette représentation ne fait que dissimuler une histoire de la peur et de la diabolisation de femmes savantes, libres et puissantes. Pour Hymen Hymne, je ne souhaitais pas convoquer une figure mais plutôt un devenir. Le texte L’émeutier et la sorcière d’Olivier Marboeuf décrit un devenir-sorcière, une silhouette insaisissable : « Au contraire donc du mot sorcière qui apparaît comme disqualification et à la fois capture de celle qui échappe, le devenir sorcière que nous proposons n’est pas une saisie. Nous ne fixons ici aucun objet. Il s’agit plutôt d’un mouvement, sans idéologie, un mouvement de pratiques, de recettes dont on aura compris qu’elles convoquent et sollicitent un corps échappé du conformisme. » Cette notion m’a beaucoup inspirée, et c’est à cet endroit précis que se situent les intentions, le travail chorégraphique, musical, et le dispositif de la pièce.

Comment ces questions se sont-elles cristallisées dans Hymen Hymne ?

Hymen Hymne prend son ancrage dans Self made man. La dernière séquence de ce solo est une polyphonie de cris, qui ont pour fonction d’ouvrir un nouvel espace, un état altéré, à partir de l’énergie et de la physicalité du son, de l’idée de vibration, dans le corps et la voix. Cette séquence m’évoquait l’idée d’un « espace peuplé de partenaires invisibles », pour citer Mary Wigman… Je pensais « sorcière ». J’ai poursuivi une recherche pour comprendre ce qui se cachait, de façon historique, mais aussi pour moi, derrière ce mot là, et comment je le reliais à la question de la transformation. J’ai découvert l’histoire du lien entre chasse aux sorcières, colonialisme, et capitalisme (dans Caliban et la sorcière de Silvia Federici). Puis l’histoire des mouvements écoféministes, et la résurgence de cette figure sorcière dans les contextes de luttes sociales et environnementales, à la fin des années 1970 sur la côte ouest des États-Unis. J’ai été saisie par la résonance entre certaines pratiques de ces sorcières et nos pratiques chorégraphiques. Mes recherches m’ont amenée à rencontrer l’artiste et réalisatrice de documentaires Camille Ducellier, qui est basée à Paris et a produit de nombreux travaux sur la sorcière, son aura dans les cultures queer. Début 2017 nous sommes parties ensemble à San Francisco pour un voyage de recherche, à la rencontre de figures pionnières de l’écoféminisme, comme Starhawk, ou encore Annie Sprinkle, mais aussi des nouvelles générations de « sorcières » autoproclamées. On a témoigné de la présence de processus magiques dans divers contextes de résistance. Ce croisement m’a beaucoup parlé. Ce voyage m’a permis de comprendre que, pour moi, la sorcière c’était un espace collectif et un processus : une plongée dans l’obscur, l’invocation d’une énergie, d’une puissance d’agir.

Comment avez-vous transmis cet intérêt pour la figure de la sorcière à vos interprètes ? Comment sont-il.elle.s devenu.e.s des sorcières à leur tour ?

J’ai voulu rencontrer chacune de mes collaboratrices à travers cette figure et les interroger sur ce qu’elle représentait pour eux. Je les ai rencontrés individuellement dans le travail dans des contextes très différents (Paris, Bruxelles, Beyrouth, Santiago du Chili), et cela a eu une incidence sur les trajectoires de chacune dans le projet. Nous avons beaucoup travaillé à partir de la notion de pouvoir et de la magie comme un art de la transformation. Mais aussi à partir de l’idée de mourir et d’enterrer. Le travail de la voix, de l’écoute, de la vibration a joué un rôle majeur dans le processus. C’est ce qui nous relie et nous met en mouvement tout au long de la pièce.

Depuis quelques années, la figure de la sorcière, bénéficie d’un fantastique coup de projecteur au sein des sciences humaines (anthropologie, cultural studies, sociologie, feminist et queer studies etc…) Selon vous, pourquoi ?

Je pense que la sorcière transporte des récits syncrétiques, et des luttes intersectionnelles. Connaître son/ses histoire(s) et se ré-approprier cette figure est un processus d’empowerment, de transformation sociale. La sorcière est une figure de l’altérité inventée par le patriarcat, le colonialisme, le capitalisme. C’est la diabolisation de corps, de pratiques, de savoirs ancestraux, qui permet l’avènement d’un modèle dominant, d’une norme. Se ré-approprier la sorcière, c’est faire un mouvement pour échapper à l’ordre établi et redonner sa valeur à l’irrationnel, l’invisible, à une idée du sacré, du non-quantifiable, du non-binaire…  

Elle permet donc de penser un féminisme inclusif, écologique, emprunt de liberté, de valeurs communautaire… Comment cette pensée a-t-elle nourri Hymen Hymne ?

Hymen Hymne a baigné dans la pensée écoféministe, notamment à travers ma rencontre avec Starhawk à San Francisco en février 2017. Camille Ducellier et moi avons fait sa connaissance au moment de l’arrivée de Trump au pouvoir. Nous l’avons accompagnée lors de rassemblements et rituels syncrétiques anti-Trump. J’étais frappée par la façon dont la dimension rituelle côtoyait l’activisme. C’était pour moi des formes de résistance nouvelles, à la frontière entre la performance, la spiritualité et l’action directe. Cette expérience aux États-Unis et le récit des rituels « magicopolitiques » que les premiers groupes écoféministes ont inventé à la fin des années 1970, dans les rues, sur les sites nucléaires, dans les prisons, m’ont inspiré la structure dramaturgique de la pièce et ont situé la philosophie du travail.

La sorcière, dans la danse, a toujours été une entité très présente. Quand il s’agit d’interroger le corps, en quoi cette figure est-elle utile ou efficace ?

Il y a des formes de danse qui sont sorcières par nature. Les corps y sont hantés, traversés, circulent dans des territoires de déviance, dé-tissent les assignations sociales, cherchent d’autres organisations, d’autres rapports sensibles, modes de présences… Pour moi ce que nous faisons sur une scène, dans un studio, les espaces que nous ouvrons, les pratiques que nous (ré)inventons, ce que nous convoquons en tant qu’interprètes, tout cela a avoir avec une potentialité sorcière. L’histoire de la danse contemporaine occidentale est habitée par de fortes figures féminines qui ont tenté de réinventer des représentations du corps, des modes perceptifs, sensoriels, au delà des normes sociales. À l’instar de la trajectoire historique de la sorcière, la danse contemporaine a dessiné une trajectoire d’empowerment, de renversement, d’autonomisation, mais en tant que système, elle continue malgré tout de reproduire des logiques normatives et de domination… La sorcière, comme toute autre figure de résistance, y est présente, habitée par les artistes, mais à quel endroit agit-elle sur notre propre environnement culturel, professionnel, social, comment transforme-t-elle notre pensée collective?

De quelle manière l’invocation de la présence magique des sorcières, par définition floue et vacillante,  a-t-elle influé sur l’écriture chorégraphique de la pièce ?

À mes yeux c’est une pièce très écrite, dont l’écriture incorpore la présence des spectateurs et se laisse modifier par leurs présences – qui, elles, sont aléatoires. J’ai voulu inclure le public dans l’écriture, mais en le laissant décider à tout moment de la place qu’il souhaitait occuper. Le laisser choisir la façon dont il souhaite traverser et être traversé par les énergies que nous convoquons. Parfois les gens cherchent un contact physique avec nous, parfois ils dansent, ou chantent, parfois ils s’allongent, saisissent des objets et participent à l’action, ou au contraire, se pétrifient comme des statues et ne bougent pas. Il n’y a jamais d’injonction à participer. Il s’agit plutôt d’être inclus à l’intérieur de la fiction, de devenir acteur par sa simple présence. De créer de la porosité. Si nous faisons de la magie, alors nous la faisons tous ensemble. J’emploie le mot « magie » au sens d’un art de la transformation. Pour moi le devenir-sorcière, au fond, c’est ce corps social qui traverse une expérience, dans la nuit, sur le plateau d’un théâtre.

Conception Nina Santes. Réalisation Soa de Muse, Nanyadji Ka-Gara, Nina Santes, Betty Tchomanga, Lise Vermot. Scénographie Célia Gondol. Recherche documentaire, en collaboration avec Camille Ducellier. Photo © Alain Monot.

Du 15 au 18 avril au Théâtre de la Bastille