Photo © Giannina Urmeneta Ottiker

Meanwhile, Gaëtan Rusquet

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 25 janvier 2018

Artiste transdisciplinaire à la croisé des arts visuels et de la performance, Gaëtan Rusquet explore dans son travail les possibles relations entre corps et médium plastique. De passage à Paris, l’artiste présentera Meanwhile au Centre Pompidou les 16 et 17 février prochain. Véritable installation architecturale, la performance joue sur l’équilibre précaire d’une construction éphémère érigée par trois performeurs. Gaëtan Rusquet a accepté de revenir sur les enjeux de sa pratique et répond à nos questions.

Vous avez au départ suivi une formation en arts appliqués avant de vous orienter vers la scénographie et la performance. Comment dialoguent et s’articulent ces différentes pratiques dans votre travail artistique ?

Il est clair que ce parcours m’a donné des outils variés que je fais cohabiter de façon instinctive – mon intérêt pour l’espace, l’architecture, le traitement du corps et de son image, l’engagement du performeur dans une expérience, la performance comme un espace de partage entre le performeur et le public – ce qui m’amène à aborder l’espace de façon particulière. Les expériences récentes comme interprète (notamment dans Celestial Sorrow de Meg Stuart, ndlr) m’offrent aussi de nouveaux outils. Toutefois, des lubies et obsessions restent, quels que soient les médiums utilisés, la transformation du corps et de l’espace, l’effacement, la disparition, les parcours et trajectoires, les séries, répétitions, boucles…

Meanwhile est votre première performance de groupe. Quelles histoires traversent cette création ?

Il y a différents événements, rencontres, lectures qui ont marqué le processus de création : de multiples accidents au genou avec une sensation d’effondrement à répétition. Les maquettes d’architecte faites en mousse d’isolation colorée. Le souvenir d’un professeur parlant de l’architecte démiurge qui décide de l’emplacement d’une tour de 100m de haut juste en poussant un bout de mousse sur une maquette en opposition à celui qui dessine sa maison sur le lieu même en fabriquant une structure en ficelle pour éprouver les volumes qu’il crée. Un concert noise d’Oren Ambarchi à Recyclart avec des vibrations qui jouaient avec mon corps, mes organes, mes limites, et l’espace me séparant des autres spectateurs, j’y découvrais un médium sensuel encore inconnu pour moi. Les vidéos du tsunami au Japon rasant les villes. La vidéo de l’effondrement du pont Tahoma aux Etats-Unis rentrant en résonance avec le vent. L’usage des ruines de Jean-Yves Jouannais liant des expériences individuelles de la ruine à un vaste champ de réflexion lié à la ville, à l’histoire et aux civilisations.

Meanwhile, est pluri frontal. Quels sont les enjeux de contextualiser la performance dans ce dispositif scénique ?

Meanwhile est un projet de performance lié à la sculpture, à l’installation. Je travaille sur plan pour adapter le projet à l’espace de performance et la forme de celui-ci influence directement la version qui sera présentée : si l’espace est en longueur, nous travaillerons avec la forme du mur, si l’espace est plutôt carré et haut, nous travaillerons sur la forme de la tour. Même si Meanwhile, est présenté dans des contextes scéniques, il est important pour moi que la référence au centre d’art soit explicite. C’est une façon de laisser au spectateur une ouverture dans sa façon de regarder et d’aborder le projet, par la sensation de pouvoir choisir son point de vue sur l’installation, en évitant des assises sur chaise qui figent la place de celui-ci. J’apprécie le fait d’être entouré par les spectateurs, cela aide à traverser la performance comme une expérience commune et me permet de travailler le volume de façon beaucoup plus fine. C’est aussi une façon de disparaître à travers un médium pour mieux faire apparaître des enjeux plus larges. Une manière de ritualiser un évènement en partageant un même espace avec les spectateurs/témoins.

Il existe plusieurs versions de cette performance. Quels sont les caractéristiques et les enjeux de ces différentes versions ?

Il existe deux formes architecturales principales avec lesquelles nous travaillons : le mur, et la tour. Ces deux formes peuvent être abordées dans des formes spectaculaires (une heure) ou duratives (deux à quatre heures). La forme du mur évoque ce qui sépare, elle crée deux espaces là ou il n’y en avait qu’un, une frontière, une limite, cette construction avançant dans l’espace donne aussi une sensation de progression. Alors que la tour que l’on construit sous nos pieds ouvre un autre univers sémantique plus lié à la sculpture, l’élévation du corps, le traitement du socle, là où le mur donne une vision plus contemplative, la tour, par la hauteur à laquelle le corps s’élève, donne une sensation de risque et de danger plus spectaculaire. Il était important que la durée anti-spectaculaire de construction d’un mur ou d’une tour trouve sa place. C’est dans cet espace que la notion de labeur, d’effort, d’empathie permet une contemplation et une réflexion, une ouverture sur ce que ces images peuvent évoquer, sur ce qui peut faire écho en soi. De la même façon que l’on désire être témoin de la destruction d’un château de sable à la mer, dans cette performance il est difficile de résister à celui de voir les constructions et les corps s’effondrer.

Meanwhile se présente également sous la forme d’une installation pour le cadre muséal. Le dispositif est-il amené à évoluer au cours de l’exposition comme pour la performance ?

L’installation reçoit en direct des données sismiques par flux Rss, le volume sculptural évolue et se désagrège sur la durée de l’exposition, nous l’avons présenté à iMAL (Center for Digital Cultures & Technology) à Bruxelles et au festival Audiograft à Oxford (festival d’art sonore et de musique expérimentale) sur dix jours, ou encore sur une durée de cinq mois pour l’exposition collective Où sont les sons à la Centrale électrique à Bruxelles. Sur cette version, nous co-signons le travail avec Yann Leguay.

Votre travail est programmé dans des festivals de danse (Impulstanz), de performances (Festival Do Disturb au Palais de Tokyo, Performatik au Kaaitheater, etc.) et dans des centres d’arts (Frac Lorraine, etc.). En quoi votre travail embrasse ces différents mediums/registres/statuts ? Quel regard portez-vous sur la porosité de ces catégories ?

Mon parcours y est pour beaucoup, j’ai dérivé d’études liées aux arts plastiques et à l’espace vers la danse et la performance, et je suis passé d’une discipline à l’autre en essayant d’intégrer ce que j’ai pu apprendre à chaque occasion. La performance m’a permis d’articuler la relation entre corps et médium plastique. L’écriture performative que je propose se situe toujours à la rencontre de ces éléments, si les enjeux dans cette relation sont clairs, alors la lecture de la performance sera ouverte sur les différents champs afférents puisqu’aucun élément n’a plus d’importance qu’un autre. Par exemple, pour Meanwhile, le mouvement a toujours une finalité liée à l’installation, et les formes avec lesquelles nous travaillons déterminent nos mouvements et déplacements ; si l’on respecte cette contrainte, nous pouvons travailler de façon fine sur la présence et les dynamiques corporelles. Au départ de ce projet, je ne me suis pas demandé comment j’allais intégrer la danse, mais plutôt est-ce que le mouvement ou l’action est juste en relation au médium. Dans la version de la tour, lorsqu’elle se délite, le socle se transforme, et les appuis du corps apparaissent de façon évidente avec une recherche d’équilibre. Vous pouvez avoir une lecture de cette action aussi bien sculpturale : le traitement plastique du socle, que dansée : la recherche d’appuis et de transformation du corps à partir de ceux-ci, ou encore performative : quelle est la prise de risque ? Jusqu’où vont-ils monter la tour ? Va-t-il se faire mal ? Pourquoi est-ce que je veux voir cette chute ?

Quelle place prend le corps dans votre travail ? Quel héritage du médium danse retrouve-t-on dans vos performances ?

Le corps est un médium central comme vecteur d’une expérience mais aussi un élément équivalent aux autres éléments en situation de performance : lumière, son, objet, vidéo… Je parlerais d’héritage pour ce qui est du traitement du corps en art. La danse et les pratiques somatiques sont des outils influençant ma façon de travailler. Et je préfère parler de rencontres, de découvertes ou de références avec des artistes qui ont pu m’influencer, plutôt que d’héritage… Ces événements viennent nourrir une recherche et un processus créatif, comme la découverte de La Ribot, un workshop avec Benoît Lachambre, ou plus récemment une création avec Meg Stuart, et j’observe avec curiosité les transformations que cela opère sur mon corps et ma façon de travailler. Mes collaborateurs viennent aussi avec un parcours particulier et un savoir-faire, comme Claire Malchrowicz en analyse fonctionnelle du mouvement, ou Amélie Marneffe dans la lecture du mouvement liés à une histoire de la danse et de la performance, et le processus créatif devient un espace de partage de ces techniques pour nourrir un projet commun, tout comme Yann Leguay amène son savoir faire en matière de son, de sculpture et de performance sonore.

Votre prochaine création As We Were Moving Ahead Occasionally We Saw Brief Glimpses of Beauty semble entamer un nouvel axe de travail, notamment à travers le médium vidéo…

As we were moving ahead occasionally we saw brief glimpses of beauty prend aussi sa genèse dans les arts plastiques, avec comme référence l’installation vidéo Mutaflor de Pipilotti Rist dans laquelle un jeu de montage vidéo donne la sensation de traverser le corps de l’artiste en boucle, d’être avalé puis déféqué, cela donne un effet hypnotique où les limites du corps sont éprouvées. Ou encore le cinéma expérimental de Jonas Mekas, qui monte trente ans de vidéos personnelles dans un film de cinq heures nous donnant la sensation d’accéder à une mémoire fragmentée de sa vie. Le médium choisi pour ce projet, la vidéo et la « discipline du selfie » ont un potentiel chorégraphique énorme que j’ai souhaité développer. Les contraintes que nous nous fixons viennent enrichir cette complexité. Par exemple : garder la caméra toujours tournée vers soi, celle-ci est en travelling constant et ne peut jamais suivre la ligne d’horizon, le regard fixe toujours l’objectif, imaginer la composition de l’image vidéo, la dissociation entre la trajectoire de la caméra et celle du corps, le bras est mobile comme une steadycam, la trajectoire du bras suit le métronome, la vitesse du métronome évolue sur la durée de la performance, l’attention portée à la présence des autres performeurs dans l’espace, et les volumes créés, les passages entre intérieur et extérieur de l’espace de performance, etc…

La pièce est d’ailleurs coproduite par un CCN. Quels sont les enjeux proprement chorégraphiques qui animent cette nouvelle recherche ?

Il est vrai que toute cette recherche aboutit à un vocabulaire chorégraphique plus élaboré que pour Meanwhile, et il reste encore de multiples possibilités à explorer. Néanmoins, les enjeux restent à la rencontre des différents médiums, c’est la relation corps/caméra qui reste le moteur de la performance. C’est la sensation d’avaler ou d’être avalé par une autre personne, une communauté, une technologie, le sentiment de perdre ses limites entre intimité et extimité par une mise en scène de soi constante, le jeu avec les frontières entre temps présent et projection mentale, que ce soit la réalité du corps présentée de façon crue, ou des souvenirs, un extérieur de l’espace de performance réel ou fantasmé. C’est toujours étrange de parler de ce projet, c’est un rituel sur le selfie, on passe le temps de la performance à faire des boucles entre nos orifices sur une techno minimale pour connecter nos corps sur la vidéo, le principe de base pourrais sembler idiot ou drôle, mais nous le soutenons et le développons tellement longtemps que cela devient autre chose, c’est assez hypnotique, nous rentrons dans une sorte d’état méditatif, presque une transe, c’est comme si vous arriviez dans une fête dont on ne vous aurait pas expliqué le protocole, mais vous vous retrouvez tout de même dans un état modifié de conscience sans trop comprendre pourquoi.

Meanwhile, concept, lumières et scénographie Gaëtan Rusquet. Création sonore et interprétation Yann Leguay. Performance Amélie Marneffe, Gaëtan Rusquet, Claire Malchrowicz. Photo © Giannina Urmeneta Ottiker.

Meanwhile, au Centre Pompidou les 16 et 17 février
As We Were Moving Ahead Occasionally We Saw Brief Glimpses of Beauty, au BUDA à Kortrijk, End of Winter Festival, le 24 février