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Maud Blandel « L’artiste ne calcule, ni ne commente, ni ne démontre : il fait apparaitre »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 26 août 2019

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Maud Blandel.

Après une formation « mise en scène » à la Manufacture de Lausanne puis en work.master à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) de Genève, la chorégraphe Maud Blandel entame une réflexion autour des phénomènes de spectacularisation. Avec ses deux premières pièces TOUCH DOWN (2016) et Lignes de conduite (2018), elle explore respectivement le mythe de la cheerleader et le rituel choréo-musical de la tarentelle. Pour sa troisième création Le temps du divertissement qui verra le jour en 2020, elle réunira la danseuse Maya Masse et trois solistes de l’Ensemble Contrechamps autour des 17 divertimenti composés par Mozart.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Je me souviens du spectacle de ma première année de danse. Je devais avoir 3 ou 4 ans. Nous étions un petit groupe d’enfants et chacun d’entre nous débutait le spectacle à l’intérieur d’un drap blanc, sorte de cocon cousu par nos mères dans lequel nous bougions quelques secondes avant d’en sortir et de nous déployer « comme des arbres ». La chorégraphie consistait à répéter plusieurs fois ce même motif d’éclosion. Le jour de la représentation, je me souviens de ma stupeur en entrant sur scène : nous étions accompagnés d’un adulte qui nous indiquait notre place, la mienne se trouvait à l’avant-scène tout à gauche. Lorsque j’ai vu la hauteur de la scène – sur laquelle je n’ai aucun souvenir d’avoir répété – et l’obscurité terrifiante de la salle, j’ai rapidement compris que l’enjeu était démesuré : j’avais la vie devant moi et rien ne valait le risque de m’écraser de plus d’1m20 de haut pour faire bouger une fausse chrysalide ! Je suis entrée dans mon cocon et n’en suis jamais sorti. Pendant les 3 ou 4 minutes du spectacle, toute mon attention était portée à ne produire aucune espèce de mouvement. Après les applaudissements, et toujours immobile, j’ai patiemment attendu que l’un des adultes responsables me sorte de scène. 

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ? 

Si je regarde rétrospectivement mon parcours, il me semble que le désir de créer est né de l’extinction d’autres désirs : je suis entrée à l’école de danse de Toulouse avec l’envie de devenir interprète, hors j’ai rapidement réalisé au cours de mes études que mon moyen d’expression se situait ailleurs. J’ai persévéré à travailler avec la danse, comme s’il y avait quelque chose à découvrir. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ma pratique est celle de la chorégraphie et non celle de la danse. Et la question de leur articulation ne me quitte jamais, peut-être même que je ne peux travailler que si celle-ci me pose problème. J’aime l’idée qu’un parcours est fait de chemins de traverse, d’errance et de bifurcations. Le mien est également fait de rencontres décisives : celles de certains camarades devenus les plus précieux partenaires de travail, celles de professeurs avec lesquels je me suis formée – parfois avec, souvent contre -, mais plus encore celles de la rencontre d’oeuvres. Le spectacle de May B de Maguy Marin a été l’un de ces révélateurs, de ceux qui m’ont donné le courage de faire. Je m’en souviens précisément. Un dimanche de mai 2008, au Théâtre Garonne. J’étais encore étudiante et parallèlement à l’école de danse, j’étudiais le théâtre : May B réunissait mes deux pratiques, si je pouvais les identifier je ne reconnaissais pourtant rien de la façon de bouger des danseurs. Mais eux, je veux dire les personnages de May B, je les connaissais : ils auraient pu être moi, ma famille, mes voisins, ils étaient maladroits, imparfaits, et surtout ils sur-vivaient. Ils étaient ensemble, malgré tout. J’étais littéralement désorientée en sortant. C’était pour moi le type d’expérience qu’on pourrait nommer « du jamais vu ». Sur le chemin de retour, je ne cessais de me répéter « voilà ce que peut la danse ! ». Aujourd’hui je pourrais dire que ce à quoi je venais d’assister était une expérience intime de familiarité à travers un langage pourtant inconnu.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ? 

Ce qui m’habite présentement (au delà de mes préoccupations disons thématiques) c’est la question de la spécificité d’une écriture. Que veut dire au juste chorégraphier ? Qu’écrit-on ? Avec quels outils ? Et surtout à quelles fins ? Ce n’est sans doute pas étonnant si mes deux premières créations (Touch Down et Lignes de conduite) ont consisté à l’étude de pratiques existantes. Il n’y avait pas, à proprement parler, de mouvements à créer puisque la gestuelle de la pièce était donnée par l’objet d’étude. Il s’agissait davantage d’inventer un traitement. Et ce traitement, l’acte chorégraphique, s’est élaboré à travers la formulation du problème que ces pratiques me posaient. En ce sens, la composition apparait à la fois comme le contenant d’un problème et sa proposition de résolution. Je suis sensible aux travaux dont la spécificité de l’écriture contient une dimension poétique. Je ne parle pas là de signature mais de choix formels qui, dépassant les questions de beauté ou encore d’organicité, agissent comme des révélateurs. La prochaine création que je développe avec la danseuse Maya Masse ouvre de nouvelles interrogations passionnantes, notamment celles des passages : qu’est-ce qui constitue la matière première d’une pièce ? Quand est-ce que ce matériau devient vocabulaire ? Comment ce vocabulaire acquiert une sorte d’autonomie ? Et comment devient-il lui même la possibilité d’un langage ? Tout cela n’est pas encore très clair, et sera probablement formulé autrement dans un an, dans cinq ans. Le travail de composition est une longue entreprise et les 6 à 8 semaines habituelles de création pour un spectacle permettent souvent difficilement cette exploration là. Voilà peut-être – entre beaucoup d’autres choses – ce qu’il y aurait à défendre : le temps de la recherche. Ce qui est certain c’est que le temps de création agit comme le premier critère de spécificité d’une oeuvre. La preuve en est qu’à l’inverse une performance élaborée dans un temps extrêmement ramassé témoigne d’un tout autre type d’expressivité.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ? Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectatrice ? 

J’attends d’un spectacle qu’il m’emmène ailleurs, qu’il me déplace et participe ainsi à redéfinir ma façon de lire et d’éprouver le monde. Mes plus grandes émotions esthétiques se traduisent souvent par une sensation très particulière : quelque chose qui ressemblerait à une immense solitude, et l’impression de faire partie d’un tout. Peut-être que c’est cela que je nomme « ailleurs »: cette possibilité d’un changement d’échelle. J’attends aussi d’un spectacle qu’il me surprenne dans l’usage et dans la rencontre des différents médiums qu’il convoque. En ce sens, le spectacle Jerk m’a bouleversée. Gisèle Vienne et Jonathan Capdevielle y redéfinissent entièrement l’usage de la ventriloquie et de la marionnette à gaine en en faisant le moyen de la confession la plus inavouable. D’une autre manière, en doublant chaque chanteur par un danseur dans l’opéra Cosi Fan Tutte, Anne Teresa de Keersmaeker démultiplie les possibilités d’actions. Ou encore Jerome Bel et Véronique Doisneau qui, par le biais du récit et l’isolement du mouvement, donnent à voir toute la brutalité de l’attente chez une danseuse de corps de ballet. Et puis il y a aussi ces spectacles qui dépassent les mots, ceux que je refuse d’analyser tant j’entretiens avec eux un rapport sensuel : parmi eux, Café Muller de Pina Bausch, Set and Reset de Trisha Brown, A love supreme d’Anne Teresa de Keersmaeker, ou plus récemment Les Bacchantes de Marlène Monteiro Freitas. Tous ceux-là sont de véritables sources d’encouragements. J’attends enfin secrètement d’un spectacle qu’il créé en moi des souvenirs. Un peu comme les grandes histoires d’amour, les grands spectacles ne cessent jamais tout à fait de nous transformer. Le plus beau dans tout ça : ce qu’on en dit 15 ans après.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je dirai que cela dépend de la nature de l’activité. La danse a toujours eu le pouvoir de réunir des gens autour de la célébration du corps et du mouvement. Mais l’enjeu diffère sans doute lorsqu’il ne s’agit plus seulement du lieu où l’on danse mais du lieu où la danse est montrée. Il y a spectacle dès lors qu’il y a invitation à regarder. L’enjeu consiste alors à rendre possible cette rencontre, c’est à dire à transformer des gens en spectateurs. Penser les modalités de regard, c’est inventer des types d’adresse, c’est préciser aux invités : « c’est là où j’ai envie de vous rencontrer ». Cette précision m’apparait déterminante d’autant plus que, comme toute autre forme d’art vivant, la danse n’échappe pas à la transformation de qualité de notre attention. S’il nous est de plus en plus difficile de nous concentrer durablement sur un même objet, il semble indispensable aujourd’hui de créer des cadres d’expérience qui mettent en jeu les notions de durée et de continuité.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ? 

Ce qui caractérise l’artiste, c’est son mode d’expression. L’artiste ne calcule, ni ne commente, ni ne démontre : il fait apparaître. « S’il existe un art de penser, celui-ci ne peut être servi que par l’art. Penser, c’est mettre à nu ; créer, c’est donner à penser en donnant à voir avec tous les raffinements du dévoilement », m’a dit un jour ma tante. Je commence seulement à comprendre cette définition. En séparant et associant, la pensée permet d’analyser et de comprendre le réel qui nous entoure, là où l’art, lui, en faisant apparaître, nous le fait éprouver. Lorsque Van Gogh peint son Champ de blé avec Cyprès, ce n’est ni le cyprès ni le champ de blé qu’il me fait apparaître, mais le vent. Il me donne à voir la puissance du Mistral. Si l’activité artistique consiste avant tout à témoigner de ce qu’on perçoit du monde à travers l’élaboration de systèmes poétiques, alors je ne pense pas que le rôle de l’artiste soit différent de celui qu’il avait hier : ce n’est pas son rôle qui se transforme au fil du temps, c’est le monde lui même. Et ce sont de ces transformations qu’un artiste tend à rendre compte. Ce à quoi il doit veiller c’est de faire du temps son allié. Faire un bon usage de la temporalité, c’est aujourd’hui résister à l’immédiateté. C’est là le plus grand privilège que je ressens dans ma pratique : la possibilité de travailler à la fois dans le temps, avec le temps, hors du temps. Cela n’exclut évidemment pas qu’une pièce puisse trouver ses origines dans la réaction affective à un évènement d’actualité. Etre artiste aujourd’hui c’est aussi travailler à rester proche de soi : en résistant aux différentes injonctions, en restant proche de la matière, en partageant des savoirs, en questionnant les mots avec lesquels on fait le choix de travailler. L’art ne doit pas être « politique », il n’a rien d’« innovant ». Il est la proposition d’un regard, d’une écoute, d’une sensibilité toute subjective. Peu importe les modes, les tendances, les logiques prétendues du marché, les attentes implicites : c’est à l’artiste de choisir comment articuler ses préoccupations éthiques et esthétiques, c’est à lui et à lui seul de décider de la forme de son engagement. Pour le reste, un artiste, comme n’importe qui, ne doit peut-être rien faire d’autre que de faire du mieux qu’il peut.

Photo © Elie Grappe