Photo Photo © Gregory Lorenzutti

Martin Hansen « La politique du souvenir »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 2 mai 2018

Le danseur et chorégraphe australien Martin Hansen s’attache à la relecture de l’histoire de la danse à l’aune du contemporain. Dans son solo Monumental, créé en 2013, il ré-interprète et déconstruit la légendaire Mort du Cygne interprétée par Anna Pavlova en 1905. Dans le trio If It’s All In My Veins créé en 2017, le chorégraphe continue son travail d’appropriation et de digestion de l’histoire de la danse à partir de GIF trouvés sur internet, compilant et rejouant des images iconiques de notre héritage chorégraphique occidental. Troublant les genres et les époques, ces deux pièces sont programmées pour la première fois en France aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine Saint Denis.

Votre solo Monumental s’attache à déconstruire la légendaire Mort du Cygne d’Anna Pavlova, qu’est-ce qui vous intéressait dans cette figure de la danse ?

Tout est dans le titre. Je me suis intéressé à l’idée de monuments de la danse et comment ces monuments deviennent des canons. J’étais notamment fasciné par la danseuse Anna Pavlova et son interprétation de La Mort du Cygne. Pour moi, ce matériau de base était intrinsèquement complexe et permettait de souligner une multitude de transformations qui se sont déroulées dans la pratique de la danse : notre considération de l’individu, l’importance des sentiments par exemple. Je pense également que l’historiographie a figé La Mort du Cygne et a aplati toutes ces différentes implications. Je voulais faire voler en éclat la valeur iconique de cet objet et m’intégrer, en tant qu’individu, dans son histoire.

If Its All In My Veins brasse-t-il les mêmes enjeux ?

Pour If Its All In My Veins, j’ai imaginé dresser une sorte d’inventaire historique basique de la danse occidentale du XXème siècle et des corps qui y ont participé. Autour de cet axe de recherche, j’ai également brodé autour de la question du queer. En effet, l’histoire de la danse du XXème siècle a, en grande partie, était écrite par des femmes, dont les corps étaient brimés, ou exclus des canons officiels… Les choix et les assemblages de ces archives sont donc trés personnels.

Pour présenter ces archives, vous utilisez des GIF animé. En quoi internet représente selon vous un changement paradigmatique dans l’histoire de la danse et son accessibilité ?

Internet a grandement contribué à changer nos manières d’accéder aux archives d’une part, mais aussi notre manière de faire l’expérience de ces archives. Nous n’avons plus besoin de nous déplacer, d’aller dans des centres d’archives ni même d’être des spécialistes, des chercheurs, pour pouvoir accéder à des informations et des documents précis. Maintenant, nous pouvons naviguer dans toute une histoire de la danse depuis notre écran d’ordinateur, en seulement quelques secondes. J’ai d’ailleurs trouvé tous les matériaux qui composent All In My Veins sur Internet. Les archives que nous trouvons sont généralement de mauvaise qualité, anonymes et subvertissent toutes les valeurs inhérentes au travail du film ou de la vidéo. Dans l’idée d’une lutte des classes des images, ces vidéos lo-fi pourraient être considérées comme un sous-prolétariat qui s’emparerait finalement du pouvoir, en devenant de nouvelles archives officielles ! Cette idée de lutte des classes est fondamentale pour moi, c’est ma manière d’envisager le monde.

Ce rapport aux archives, à l’histoire de la danse, est-il constitutif de votre travail ?

Pour moi – en tant que danseur et chorégraphe – la question de l’histoire de la danse est une question piège. Elle m’a toujours fasciné et m’a permis d’entreprendre un travail de recherche, de déployer des efforts pour nommer, déplier les idéologies à l’oeuvre dans mon propre corps dansant. Et cette recherche est toujours en chantier. Comme toutes les autres histoires officielles, l’Histoire de la danse a toujours été réécrite, repensée a posteriori, parfois instrumentalisée et j’espère que mon travail participe de cette réécriture constante et dynamique. Toutes ces histoires réécrites sont enchevêtrées les unes avec les autres. C’est justement ces rapports entre histoire de la danse et “Grande Histoire” qui ont nourri et guidé mon travail au cours des dernières années.

Comment ces petites histoires, les histoires individuelles, peuvent-elles selon vous augmenter notre appréhension de la Grande Histoire ?

Toutes ces différentes valeurs de l’histoire sont toujours imbriquées les unes avec les autres … Mais systématiquement de façon déséquilibrée. Je pense que le fait d’intégrer ces “petites histoires” dans le marbre du grand roman historique peut mettre en lumière nos conditions d’apparition au sein d’une culture. Je suis aussi très intéressé par une certaine remise en question des récits qui nous poussent à toujours nous présenter comme partie prenante d’une masse d’individus, appartenant à un tout, à un système. J’aimerai trouver le moyen de provoquer un effondrement du temps, de brouiller l’après et le maintenant.

Pour quelles raisons pensez-vous que les artistes contemporains s’intéressent tant, de nos jours, aux notions d’histoire de la danse, de tradition, d’héritage ?

Je pense que ce phénomène dans le champ chorégraphique est apparu pour diverses raisons qui sont toutes plus ou moins liées les unes aux autres. Selon moi, la politique du souvenir et de l’écriture historique est particulièrement efficace quand il s’agit, courageusement, d’imaginer de nouveaux futurs. Après tout, le passé est un champ de bataille et la danse, qui est si finement inscrite dans les histoires politiques et sociales, nous permet de nous emparer d’histoires, de perspectives, de méthodes marginales, oblitérées, dominées ou invisibilisées. La chercheuse Rebecca Schneider nous explique d’ailleurs qu’aux États-Unis, avant même cette vogue actuelle des reenactments, des gens s’échinaient déjà à reconstituer les grandes batailles de la guerre de Sécession. Si nous ne mettons pas en pratique nos souvenirs, d’autres le feront à notre place.

Quel rapport entretenez-vous alors avec le reenactment, la réappropriation de formes passées… ?

Je ne pense pas vouloir ranimer des danses anciennes, j’essaie plutôt d’en changer le cadre. Selon moi, l’appropriation reste problématique quand elle repose à nouveau sur les mêmes structures bancales, asymétriques, comme par exemple la domination coloniale blanche. Quand je cite une danse, j’essaie de mettre en critique la reproduction de ces schèmes de domination, de mettre à distance les relations de pouvoir normatives. Il s’agit pour moi d’envisager la matière historique différemment, de biais, en dehors des mécanismes habituels.

If Its All In My Veins, conception Martin Hansen. Avec Hellen Sky, Michelle Ferris, Georgia Bettens. Lumière Nik Pajanti et Amelia Lever-Davidson. Costume Romanie Harper. Video Cobie Orger. Monumental, conception et interprétation Martin Hansen. Lumière Gretchen Blegen. Dramaturgie Melanie Jame Wolf et Ezra Geen. Photo © Gregory Lorenzutti.

If Its All In My Veins, les 19 et 20 mai, Rencontres Chorégraphiques
Monumental, du 25 au 27 mai, Rencontres Chorégraphiques